Tempête pasolinienne entre marxisme et mysticisme

Théâtre • A partir du «Théorème» de Pasolini, $.T.O.r.M est un pertinent miracle scénique servi par un casting de haut vol.

Dans $.T.O.r.M, un jeune homme à la beauté angélique et troublante pousse, par l’initiation sexuelle, les membres d’une famille nantie de la haute bourgeoisie milanaise à faire face à la vacuité de leur existence.

En 1968, dans Théorème, film énigmatique et scénario poétique en forme de livre issu d’un projet théâtral que reprend aujourd’hui au plateau le metteur en scène Vincent Bonillo sous l’intitulé $.T.O.r.M, se déploie une tempétueuse et iconoclaste mise à nu du mode de vie bourgeois oublieux de l’autre et du monde. Mais aussi une réflexion mythico-politique sur la perte du sacré dans un monde païen dévolu au culte de l’argent et de la réussite sociale qu’accompagne une félicité en trompe-l’œil. «La question est de savoir ce qui dans Théorème est effectivement flottant, énigmatique face au canevas imposé du bonheur obligatoire que l’on peine à rejoindre. Les êtres se fracassent dans cette idée même de bonheur», relève Bonillo.

C’est ce ce que viennent suggérer plusieurs épisodes scéniques faisant référence à la peinture religieuse, mais surtout la projection sur scène d’un extrait du dernier entretien donné par Pasolini le 1er novembre 1975 quelques heures avant son assassinat. Il y tient des propos toujours d’une grande acuité sur l’aliénation sociale et éducative: «Le pouvoir est un système d’éducation qui nous divise en dominés et dominants… Un système d’éducation identique pour tous, depuis ce qu’on appelle les classes dirigeantes jusqu’aux pauvres. Voilà pourquoi tout le monde désire les mêmes choses et se comporte de la même manière.»

Une visitation

La pièce est  le récit métaphorique d’une visitation et de ses déchirantes conséquences. Un jeune homme à la beauté angélique et troublante, sans nom et à l’identité flottante, entre Christ sexué et déité, séjourne au sein d’une famille nantie de la haute bourgeoise milanaise. Cette dernière croule sous les apparences conformistes. Incarné tout en distance par Felipe Castro, qui prend en charge la narration pour tous les personnages, le mystérieux visiteur initie alors sexuellement ses hôtes. Loin d’épouser la satisfaction d’un désir et d’un besoin, le sexe est ici une grâce qui vient comme abolir le péché de la vacuité et de l’indifférence et le pardonner. Et chaque membre de la famille de remettre en question son mode de vie, désemparé par la vacuité de son existence à laquelle il va renoncer. Que ce soit dans le dépouillement de soi (le père), l’expérimentation artistique (le fils) en passant par l’ataraxie mystique (la bonne) et l’oubli de soi par le sexe vécu à la chaîne (la mère).

Aux yeux du metteur en scène, «ce visiteur n’est qu’un révélateur. Il fallait montrer comment chaque personnage se révélait par l’intermédiaire de ce rapport à l’Autre. Ainsi l’invité ne produit finalement pas grand-chose. Il est à disposition. Les regards lui font ici écho dans l’acte de provoquer un certain nombre de bouleversements, un tremblement et un effarement tout du moins chez les membres de la cellule familiale qui les conduisent vers une forme  de perte.»

Significativement, la pièce débute dans un silence qui occupe 95% du film par la figure du fils dessinant sur la toile blanche du plateau ses tâtonnements artistiques de peintre inaccompli. Pascal Gravat redessine de ses lignes de corps de danseur cette présence-absence qui arpente l’œuvre peinte en train de se faire et la performance aléatoire, non sans ironie et doute. Se nouant une corde de tissu comme un cordon ombilicarcéral autour de cou, il  chante in fine «Sometimes I feel like a motherless child», un «spiritual» puisé à  L’Evangile selon saint Matthieu réalisé par un Pasolini marxiste et agnostique, pour qui la foi est «le prolongement de la poésie».

Du côté de la fille, l’excellente Emilie Vaudou campe un personnage grunge qui se conjugue à l’ennui. On la croit sortie des univers croisés cinématographiques de Larry Clark et Gus Van Sant dans cette attitude de défi détachée et désabusée, distillant sa voix sur du Sonic Youth, mythique groupe de noise rock avant-gardiste new-yorkais. L’adolescente vierge adore son père qu’elle ballade en poster. Sans oublier la sucette évoquant la Lolita de Nabokov ou une innocence maladive et enfantine, fuyant le sexe chère à la dramaturge anglaise Sarah Kane. Dans un pas de deux avec l’inconnu qu’elle mitraille de son appareil photo, elle se glisse dans un marivaudage qui sait garder sa gravité. Sa seule rencontre charnelle avec le visiteur la laissera dévastée dans la sidération, l’effarement et la catatonie.

Dans cette situation de rupture qui menace chacun, Pasolini a proposé avec Théorème une démonstration implacable, à mi-corps entre marxisme, anarchisme et mysticisme, qui garde un lien certain avec notre présent immédiat, peuplé d’adhésion à des croyances qui bouleversent les êtres et avec toute une réflexion sur le libre arbitre. Et toute une pensée sur l’approche du pouvoir, la trahison et la perte que prolonge cette version théâtrale et perfomative très librement inspirée du canevas pasolinien. «Chez Pasolini, le paysage désertique rythme le récit filmique. Il est une référence biblique à l’errance des Hébreux et celle du Christ durant 40 jours dans le Sinaï. Avec la vidéo sur le plateau, on ne reprend pas au pied de la lettre ce que Pasolini proposait. Mais plutôt la tentation de représenter le vide et la vacuité de chacun ainsi que l’espace du réel qui les voient s’égarer», souligne le metteur en scène.

Mystique agnostique

Le père (Juan Bilbeny à l’élégance désabusée et à l’écroulement proche des toiles aux énergies somatiques de Francis Bacon) fait l’expérience amère et soudaine de la parole du Christ rapportée par saint Matthieu: «Les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers». Il n’est pas le seul. D’abord soumise à une invisibilité sociale, la bonne d’origine paysanne (intense Julia Batinova) aligne les trajets de jouet domestique, y développant un rôle de balise. Elle multiplie ainsi les regards à l’adresse des autres personnages qui semblent ne pouvoir exister sans elle.

L’infortunée est ainsi le double du visiteur, déjà par le noir qui l’habille. Mais aussi par le fait qu’elle est le seul personnage à qui le visiteur énigmatique s’adresse verbalement dans son état spirituel et sa condition de dominée. Un état la conduisant à une crise mystique solitaire et incomprise, qui la voit réaliser des miracles. La voilà sorcière exorcisant ses tabous charnels, en une prière russe dédiée à ceux qui sont en partance et que sa grand-mère lui a apprise. Voyez-là s’abandonner ensuite à l’invité dans une scène de pietà à contre-jour, où la figure du gisant christique se fait femme, fidèle à l’esthétique chrétienne pasolinienne.

Donnant ainsi des éclairages neufs au personnage créé par Laura Betti, l’actrice fétiche de Pasolini, Julia Batinova est aussi l’accompagnatrice consolatrice qui se manifeste, après une extase mystique et charnelle jouée hors champ, sous forme d’une course éperdue et orgasmique qui permet l’ouverture des poings chez la fille en catalepsie. Plus loin, une scène est d’une intelligence à couper le souffle. Alors que chez Pasolini la bonne se fait ensevelir vivante, ses larmes formant une petite mare dans un chantier communiste, elle les détache ici de son visage et les impose à celui de la mère. Leur vertu thaumaturgique? Libérer la parole comme anamnèse chez la mère (Marie Druc, fêlée et impressionnante): «Je m’aperçois aujourd’hui que je n’ai jamais eu d’intérêt pour rien. S’il existait quelque chose, c’était un amour instinctif même stérile. Comme un jardin où personne ne passe.»

«La langue de l’action, de la vie qui se représente est infiniment plus fascinante !», confesse Pier Paolo dans Qui je suis. En ramifiant de leurs biopics les signes rebrassés de Théorème, les comédiens ont su ramifier une partition pasolinienne  enrichie par l’apport notamment du Journal d’une femme de Chambre d’Octave Mirbeau et sa soubrette proche par certains traits de la bonne de Théorème. Ainsi la Célestine du Journal… a beau être une victime, elle a l’insolence des soubrettes de Molière et la fragilité dangereuse des mal-aimées.  Mais aussi la citation pour le personnage du père de Théorème de  l’American Psycho signé Bret Easton Ellis. Autre étude cliniques de moeurs avec des personnages habités d’un grand vide comblé par le consumérisme et la violence. Autre manière de nous confronter à la description d’une société déshumanisée. Un monde froid, glacial, ne fonctionnant qu’à l’ambition et à l’argent.

$.T.O.r.M. Grange de Dorigny. Jusqu’au 17 avril. Rens : wp.unil.ch/grangededorigny