Le journalisme d’investigation face aux puissants

Médias • Au cours d'une table ronde organisée le 9 avril par le quotidien "Le Courrier", des journalistes indépendants et de différents médias parmi lesquels Mediapart, Bastamag ou la NZZ ont parlé des intimidations auxquelles ils ont dû faire face dans le cadre de leur travail. Les Français Nicolas Vescovacci et Ivan Du Roy ont évoqué leurs déboires avec le groupe Bolloré.

Travailler comme journaliste dans les pays qui se targuent d’une grande liberté de la presse, facile et sans accroc? Pas toujours. Autour du thème «informer n’est pas un délit», plusieurs journalistes de Suisse et de France ont évoqué, dans le cadre de la journée organisée par Le Courrier, les intimidations, menaces ou plaintes qu’ils avaient pu recevoir dans le cadre de leur travail.

A commencer par le quotidien Le Courrier lui-même, attaqué récemment en justice Jean-Claude Gandur, 20ème fortune de Suisse, suite à un portrait réalisé par le journaliste Benito Perez qui évoquait notamment les origines de la fortune du milliardaire. Un portrait publié alors que les Genevois s’apprêtaient à se prononcer sur la participation financière de Jean-Claude Gandur au projet de rénovation du Musée d’art et d’histoire (MAH).

Les français Nicolas Vescovacci et Ivan du Roy ont quant à eux rappelé les conflits qui les opposent à Vincent Bolloré, directeur du groupe français du même nom. Le premier, journaliste indépendant, a ainsi vu censurer par Canal+ l’un de ses documentaires mettant en cause une filiale du groupe Crédit Mutuel, peu après que Vincent Bolloré ait pris le contrôle de cette chaîne. Le second, fondateur du site d’information alternatif Bastamag, a parlé de la plainte en diffamation déposée par le même Bolloré contre son site suite à une enquête dévoilant l’implication d’une entreprise dont Bolloré est actionnaire dans l’accaparement des terres en Afrique.

Face aux procédures engagées par des groupes ou personnages puissants, à la fortune illimitée, le rapport de force est souvent déséquilibré: «Gandur réclame 20’000 francs au Courrier, cela peut sembler dérisoire, mais pour un petit journal comme le nôtre c’est une somme importante», a ainsi rappelé Benito Perez. Pour faire face aux attaques juridiques, le professeur Bertil Cottier, spécialiste du droit des médias a quant à lui suggéré la création d’un «pool» de juristes spécialisés.

Frilosité des journalistes suisses

L’intimidation ne passe cependant pas toujours par une plainte proprement dite. Le journaliste indépendant Gilles Labarthe, qui a beaucoup travaillé sur l’exploitation des matières premières et en particulier l’implication de la Suisse dans le commerce de l’or, a ainsi évoqué des intimidations reçues par mail, ainsi que des pressions pour retirer un nom de l’une de ses enquêtes. Heidi Gmür, journaliste à la NZZ, a quant à elle relaté des menaces de plainte par téléphone avant la publication d’un article.

D’autres limitations, moins «nobles» ont également été avancées, comme les moyens et le temps de plus en plus limité pour se consacrer à l’investigation, l’autocensure ou encore la paresse ou l’indifférence de certains journalistes. «En Suisse, j’ai constaté une grande frilosité des journalistes alors qu’avec la présence d’importants intérêts économiques, il y a des thèmes d’investigation à profusion», a encore constaté Agathe Duparc, du site d’information Mediapart, suggérant que la proximité avec les puissants peut parfois pousser les journalistes à s’autocensurer.

 

Une directive pour protéger le secret des affaires

La tâche de nombreux journalistes pourrait devenir encore plus difficile selon Nicolas Vescovacci. Celui-ci a en effet rappelé que le Parlement européen s’apprêtait à adopter une directive visant à protéger le secret des affaires. Celle-ci permettrait aux entreprises d’attaquer en justice toute personne qui dévoilerait des informations internes susceptibles de leur nuire. Si le texte, discuté les 13 et 14 avril, prévoit des clauses censées protéger les lanceurs d’alerte ainsi que le travail des journalistes, les inquiétudes de ces derniers sont grandes. «En cas d’adoption de cette directive, on ne pourrait plus révéler des affaires comme Luxleaks ou Volkswagen», a averti Nicolas Vescovacci, précisant toutefois que celle-ci pourrait être transposée de façon plus ou moins stricte dans le droit national de chaque Etat membre. Le collectif «informer n’est pas un délit», dont fait partie le journaliste, fait pression depuis plusieurs mois contre le projet (voir également notre article sur le sujet).