«L’évasion fiscale se pratique encore, mais elle est faite autrement»

Panama papers • Pour Olivier Longchamp, spécialiste fiscalité et finances internationales à la Déclaration de Berne, les Panama papers révèlent des lacunes dans le dispositif suisse anti-blanchiment, qui permettent notamment aux intermédiaires financiers helvétiques de continuer à contribuer à une évasion fiscale devenue illégale. Eclairage.

Parmi les dix banques clientes de Mossack Fonseca figurent Safra Sarasin, Credit Suisse Channel Islands, HSBC Private Bank (Suisse) et la succursale genevoise d’UBS.

Le scandale des Panama Papers a révélé que les intermédiaires financiers suisses, banques ou avocats d’affaires, étaient parmi les plus actifs à créer des offshore au Panama. Des sociétés dont le but est souvent de cacher des activités illégales ou problématiques. Que faut-il en déduire à propos de la place financière suisse? Nous avons demandé des explications à Olivier Longchamp, spécialiste des questions de fiscalité et de finances internationales au sein de l’ONG la Déclaration de Berne.

Pouvez-vous rappeler ce qu’est une société offshore et à quoi ce type de structure sert?

Olivier Longchamp C’est une «coquille vide», soit une société qui n’a d’autre raison d’exister que le fait de pouvoir ensuite administrer des avoirs. Dans le cadre de transactions, c’est le nom de la société qui va apparaître comme propriétaire des fonds. En Suisse, créer une société coûte cher et il y a un certain nombre de règles à respecter. Certaines juridictions comme le Panama se sont spécialisées dans la création de sociétés pour des sommes modiques. Toutes les formalités sont faites facilement. Ces sociétés existent de droit, mais n’ont pas de locaux, de salariés, d’activité économique effective. Il s’agit d’un montage juridique qui permet de substituer au nom de personnes physiques le nom d’une société. Il y a plusieurs raisons de créer une offshore, mais dans 90% des cas, le but est de camoufler des activités illégales ou problématiques.

Comment expliquer que la Suisse soit au premier rang des pays qui créent ou ont créé ces sociétés?

La Suisse était et reste la première place financière pour la gestion de fortune offshore. Depuis 20-30 ans, à peu près un tiers de la fortune mondiale offshore est administrée depuis la Suisse. Il n’est donc pas étonnant qu’elle soit l’un des principaux clients des sociétés telles que Mossack Fonseca.

 L’utilisation des offshore est-elle un phénomène nouveau?

Le recours à ces sociétés n’est pas nouveau mais a beaucoup augmenté pour deux raisons. Au début des années 2000, la directive sur la fiscalité de l’épargne a introduit un impôt sur la fortune placée en Suisse des citoyens européens. Celui-ci s’appliquant aux personnes physiques, mais pas aux sociétés, de nombreuses offshore ont été créées pour y échapper. Par ailleurs, avec l’introduction progressive de l’échange automatique d’informations, il va devenir plus difficile de se cacher pour les personnes qui fraudent en Suisse. Elles se tournent donc de plus en plus vers ce type de montage.

Plusieurs avocats interrogés par la presse ont déclaré qu’il était parfaitement légal de créer ce type de société. Qu’en est-il?

Créer une offshore n’est pas illégal en soi mais la créer en sachant ou en soupçonnant que sa fonction principale est de cacher le produit d’un vol, de la corruption, de la fraude ou désormais de l’évasion fiscale constitue clairement un délit pénal. C’est du blanchiment. Ne pas vouloir savoir ou se poser la question de l’origine de l’argent est aussi un délit.

L’évasion fiscale est donc aussi concernée?

Oui. Pendant longtemps, la Suisse distinguait la fraude fiscale de l’évasion fiscale, ne considérant pas cette dernière comme un crime préalable de blanchiment. Suite aux réformes lancées depuis 2009, cela a changé. Aujourd’hui, le fait d’aider à camoufler de l’argent, même si le seul délit qu’il y a derrière est de l’évasion fiscale, constitue du blanchiment.

Au vu du nombre de sociétés offshore créées par des intermédiaires suisses, que faut-il conclure. Que ceux-ci, banques ou avocats d’affaires, ne respectent pas la loi?

La place financière suisse et ceux qui la défendent sur le plan politique interne affirment que «c’est du passé», que depuis 2009, tout a changé. Une affaire telle que les Panama papers montre que ce n’est pas vrai. Ce n’est pas que l’évasion fiscale ne se pratique plus, elle est simplement faite autrement. Il y a des lacunes dans la loi, qui continuent à être exploitées aujourd’hui. De ce point de vue, les banques n’ont pas vraiment changé leur modèle d’affaires. La révolution copernicienne de 2009 qui aurait soi-disant moralisé les banquiers suisses a certes permis d’accomplir un certain nombre de pas dans la bonne direction, mais on est encore loin d’un réel changement de philosophie.

 Les réglementations actuellement en vigueur ne fonctionnent donc pas?

Selon la LBA(loi sur le blanchiment d’argent), l’intermédiaire financier, par exemple une banque, est tenu de contrôler que les avoirs qu’il accueille sont d’origine légale ou d’annoncer ses éventuels soupçons. Il doit également demander à un client qui souhaite administrer ses fonds via une offshore si celui-ci a l’intention de les déclarer. Ce dernier doit répondre par l’affirmative de façon vraisemblable, et dans certains cas il devra même en apporter la preuve. Sinon, c’est du blanchiment.
Le problème est que la philosophie de l’anti-blanchiment en Suisse repose sur l’autocontrôle des intermédiaires financiers plutôt que sur un contrôle effectué par l’Etat ou une instance externe. Toute la question est donc de savoir dans quelle mesure ceux-ci appliquent réellement leurs devoirs de diligence, dans quelle mesure ils sont sanctionnés s’ils ne les respectent pas et si ces sanctions sont dissuasives.
Dans les années 80-90, quand les bases de ce système d’anti-blanchiment ont été posées, les banques se sont démenées pour que ce contrôle leur soit délégué. Depuis une quinzaine d’années, on nous dit que ce système fonctionne, que c’est le meilleur du monde. Avec des affaires telles que celle des Panama papers, cette théorie est toutefois ébranlée. Il y a de quoi s’interroger. D’autres cas ont d’ailleurs déjà alimenté de tels doutes.

Lesquels?

Plusieurs cas par le passé comme ceux du Printemps arabe ou de l’Ukraine ont montré que les banques suisses n’avaient pas correctement appliqué leur devoir relatif à la LBA. Pour ne prendre qu’un exemple récent, 40 banques en Suisse ont accepté de l’argent lié au scandale de corruption majeur de Petrobras au Brésil. Selon la FINMA, un quart n’a pas effectué correctement sa tâche anti-blanchiment, et même le Directeur de l’autorité de surveillance, Mark Branson, estime que c’est un quart de trop! D’un côté il y a la loi, de l’autre la réalité, et l’écart entre les deux est important.

 Vous parliez aussi de lacunes dans la loi à proprement parler…

La LBA comporte des lacunes. Elle s’applique mal ou de façon incomplète notamment aux avocats d’affaires qui font de l’intermédiation financière, qui n’y sont soumis qu’à certaines conditions, par exemple s’ils ont un accès direct aux fonds qu’ils administrent. Par ailleurs, ils ne sont pas soumis à l’obligation de communiquer leurs soupçons lorsqu’ils sont astreints au secret professionnel.

Quelles solutions pour lutter contre ce genre de phénomène?

En premier lieu, il conviendrait d’analyser dans quelle mesure les lois et sanctions actuelles sont appliquées. L’efficacité du système est loin d’être prouvée. Il faut ensuite combler les lacunes bien connues du dispositif anti-blanchiment helvétique. J’ai évoqué celles relatives aux avocats, il en existe d’autres dans des domaines allant du marché de l’art à l’immobilier en passant par les ports francs ou le marché des matières premières. On pourrait aussi interdire aux intermédiaires financiers de faire des affaires avec des juridictions qui ne sont pas sur la liste blanche du GAFI (Groupe d’action financière sur le blanchiment de capitaux). Enfin, il serait possible d’agir sur la transparence des sociétés. On parle de Panama, mais en Suisse, la publicité des ayants droit économiques des sociétés n’existe que pour les sociétés cotées en bourse, soit une infime minorité des sociétés suisses! Il est nécessaire de disposer de registres publics permettant de savoir à qui appartient une société.

A force de révélations comme celles des Panama Papers, pensez-vous que le système pourrait changer?

En Suisse, le poids politique de la place financière est tel que rien ne change sans forte pression extérieure. Toute la question est donc de savoir jusqu’où ce scandale va contribuer à faire croître la pression internationale à un point qui pousserait le pays à prendre des mesures. Il faut aussi garder à l’esprit que ce type d’affaire (Chinaleaks, Luxleaks, Swissleaks, Singapourleaks, Panamaleaks) fait beaucoup de bruit au début, mais dans un mois, l’attention des médias sera ailleurs. Qui se souciera alors de savoir si le dispositif anti-blanchiment en Suisse est efficace? Je ne suis pas très optimiste quant au fait que l’agitation actuelle se transcrira dans l’action politique à long terme. Le rapport de force actuel au parlement fédéral n’y est d’ailleurs pas très favorable