Des réalités en construction

photographie • Sur le thème «Permis de construire», les Journées photographiques de Bienne proposent des approches contrastées.

Dans son exposition «Cité des possibilités», Etienne Malapert montre un Abou Dabi futuriste, à l’image de ce champ de panneaux solaires qui évoque certains paysages du westerne intergalactique «Star Wars» ©E. Malapert

Les démarches visuelles exposées interrogent la construction identitaire ou l’architecture entre artificialité, utopie, migrations et inégalités. Les photographes disposent aujourd’hui d’une large palette d’outils en termes de créations d’images. Ne vont-ils pas de l’enregistrement de la réalité classique, à sa mise en scène et au montage photographique, la 3D, et à la vidéo notamment? «Les manières dont les photographes utilisent ces outils pour rendre compte de l’environnement ou de l’image construits, sont l’interrogation principale. Ainsi en va-t-il du projet de l’Allemand Aras Gökten qui montre un monde possiblement futuriste alignant les halls aéroportuaires, les foires ou les shopping center. Autant d’architectures éphémères empreintes d’artificialité et où l’humain n’est plus qu’un décor», détaille la responsable de la manifestation, Hélène Joye-Cagnard. Pour la reconstruction d’une identité incarcérée, on s’arrête aux portraits-robots 3D de Chelsea Manning proposés par l’Américaine Heather Dewey-Hagborg. Manning, d’abord soldat américain lanceur d’alertes condamné à 35 ans d’emprisonnement pour avoir divulgué des documents classifiés et confidentiels à WikiLeaks, est aujourd’hui en passe de devenir femme. «L’artiste a cherché à reconstruire l’image de cette personne à partir de l’ADN contenue dans la salive de Manning décodée par logiciel pour reconstruire son visage. C’est une manière intéressante d’avoir accès à une image portrait impossible à obtenir vu l’incarcération».

 Du provisoire au permanent

Contrastant avec la cité-satellite du Lignon, de frustes cabanons en bois constituent la scénographie de l’enquête photographique signée Delphine Schacher, Bois des Frères. Un habitat initialement provisoire érigé dans les années 1960 pour loger les ouvriers italiens venus travailler sur le chantier du Lignon regroupant 10’000 locataires. On retrouve, les fameuses tours du lieu, au détour d’un tirage photo, comme estompées dans le brouillard, lointaines réminiscences fantomatiques et tutélaires des sacrifices ouvriers consentis. Les chambres de 10m2 accueillent encore des générations successives de travailleurs saisonniers. Mais aussi sdf, malades, chômeurs… Voyez cet ouvrier de chantier au «corps qui est parfois martyrisé par l’effort». Son dos nu ressemble à une toile d’Ingres. Ces portraits aux vues intérieures et extérieures des pavillons forment plusieurs angles de vue sur une réalité humaine, sociale et économique. La promiscuité y est source de tensions lors de la préparation des repas ou des matchs de foot, tant la TV constitue une toile de fond rémanente de ces lotissements. Côté immigration et main-d’œuvre parfois corvéable à merci, le statut infamant de saisonnier a laissé la place dès 2002 au permis L concernant uniquement les travailleurs de l’Union européenne au bénéfice d’un contrat de travail. Le dessein était aussi de pister la résilience notamment chez José «venu il y a quatre ans du Cap Vert et qui a réussi à trouver sa place dans une socialité singulière».Il pose avec son casque de chantier retourné, encadré par une fenêtre, la fumée de sa cigarette rejoignant l’aura luminescente du dehors. Fille d’un scieur, l’artiste a voulu éviter tout «misérabilisme». Et rendre hommage à ces «invisibles» aux destins tourmentés au sein d’une mise en scène et d’une composition évoquant le clair-obscur de la peinture flamande ou l’icône tarkovskienne. En témoigne ce gitan âgé, émacié, d’une élégance racée et sans âge qui semble méditatif, comme pris dans la loge d’un concert avec gilet noir et blouson de cuir. La mixité culturelle n’a guère sa place ici alors que 95% des occupants sont d’origine portugaise ou de ses anciennes colonies. Aux yeux de la photographe, c’est la solitude qui domine jusque dans les moments de repas collectif. La présence de femmes n’est guère à l’ordre du jour – il y en a une – alors que les rencontres entre locataires, se font hors l’espace confiné de leur chambre. Delphine Sacher se dit marquée par les travaux du photographe William Eggleston. L’Américain exprime le malaise et l’ennui de la vie de province et dresse un «inventaire» de personnes, objets et architectures du quotidien. Dans ses images argentiques sensiblement composées, elle privilégie la douceur de la lumière naturelle, recherche une forme d’harmonie et d’esthétique ainsi qu’une dimension atemporelle dans ces baraquements. Introduite à cette réalité par le syndicat Unia, elle a été frappée par l’aspect des constructions. Il peut ramener aux «heures les plus noires de l’histoire», à l’emprisonnement, à la concentration forcée, à l’exil des migrants, déplacés, réfugiés. Or malgré précarité et vulnérabilité, les résidents rencontrés se montrent satisfaits vu la crise aiguë du logement sur le canton de Genève. Bordant le Rhône dans une aire arborisée et calme, avec parking gratuit et ménage hebdomadaire, les loyers oscillent entre 350 et 420 francs et les demandes insatisfaites sont fort nombreuses.

«Ville verte» et fantôme

Sur le site du Guide du routard, on peut lire: «Sous leur parure étincelante, les Émirats arabes unis offrent une autre perspective : celle d’un territoire pétri de conservatisme, où l’essence musulmane et patriarcale reste intacte, un pays où règnent la charia et les émirs.» A travers Masdar City, construite à 30 kilomètres de la capitale Abou Dabi, le photographe Etienne Malapert rapporte de cette «Cité des possibilités», comme l’annonce en anglais un immense panneau publicitaire, des portraits en pied ainsi que des vues architecturales et d’un «environnement réaménagé pour un futur proche». De ces images réalisées à la chambre et glanées d’abord au gré d’une flânerie puis d’immersions dans certains bâtiments, se dégage une atmosphère indécidable. D’abord l’esthétique publicitaire avec sa guide en hijab et ray ban bleutée le visage très maquillé, seul élément visible de son corps, prise en perspective plongeante. Ensuite la touche fantastique. Prenez ces immeubles bas aux teintes ocres baignés par une brume désertique. Ou ce champ de panneaux solaires qui évoque certains paysages du western intergalactique Star Wars. «Avec la crise financière de 2008, le budget est revu à la baisse (18 milliards, ndr) et les problèmes surgissent, dont la poussière du désert qui diminue de 20% l’efficacité des panneaux photovoltaïques. C’est une bourgade spectrale où personne ne réside, une sorte de lieu de villégiature high-tech où de riches habitants de Dubaï se rendent en congés. Une université, mais pas de logements. Seules les voitures électriques sont empruntées dans cette ville de 6 km2», explique Malapert. Feu le fondateur du pays, le cheikh Zayed ben Sultan al Nahyane aurait appelé ses concitoyens à respecter l’environnement. Au regard de l’épuisement annoncé des ressources fossiles d’ici un siècle, naît en 2006 un projet destiné à ériger une cité produisant des énergies renouvelables, et ne suscitant aucun déchet non recyclable. Dans le pays, de sérieux problèmes sont soulevés notamment par Human Wrights Watch relativement au traitement des travailleurs migrants sur les sites en construction. Etienne Malapert fait le portrait ambigu d’un ouvrier étendu sur le gazon fleuri d’une riche propriété, un foulard blanc sur le visage pour se protéger du soleil. Mais y flotte l’ombre d’un gisant dans une morgue. «Masdar rejoint la dimension de vitrine et puissance technologique affichées par les Emirats, bien qu’elle fasse ville morte».