Exploration d’états inconscients

DANSE • Claude Brumachon semble mettre au jour dans « Carmina Burana », créé sur la musique du compositeur allemand Carl Orff, ce qu’un pouvoir totalitaire peut faire au corps. Entretien.

Par le passé, il avait exploré semblable thématique selon d’autres modalités scéniques et dramaturgiques, au détour de Phobos (pour « phobies »). Une création inspirée par les camps de concentration, les totalitarismes et les abus de pouvoir. S’y lisait déjà un penchant pour le macabre rejoignant cruauté et peur chez ce peintre des souffrances qu’est Goya et celui d’un expressionnisme violent et tourmenté proche de Soutine avec ses crochets de boucherie servant de décor. Une pente macabre, qui arpente les arcanes de la cruauté, de la soumission et de l’angoisse. Du désir et de la statuaire héroïque, aussi tout en se développant dans les parages de l’artiste flamand Alain Platel qui à travers une palette de corps et tempéraments parfois doloristes, malaisants, comme handicapés et naufragés, s’essaye à traduire quelque chose d’une humaine vérité.

«Ma gestuelle est complexe et singulière, il faut du temps et de la confiance réciproque avec le danseur», souligne Claude Brumachon assisté pour cette création de son fidèle complice depuis le début des années 80, Benjamin Lamarche. Depuis plus de trente ans, il développe une danse éminemment physique et pulsionnelle, voir par instants épileptique. Elle est axée sur l’immédiateté de la sensation et intense rapport émotionnel. Un corps souffrant, déployé entre règne animal et humain, à l’mage des ses danseurs qui progressent en ondoyant, agités de soubresauts, comme poissons tentant désespérément de prolonger sa vie hors de l’eau. Cette fougue survoltée est souvent tempérée par une forme de tableau vivant que l’homme de théâtre Olivier Py a bien décrite : «Le tableau vivant est un acte ultime de la représentation. Il accomplit la peinture et achève le théâtre… il représente l’irreprésentable, la permanence dans le temps.»

Le chorégraphe français souligne l’ambivalence de sa création vue comme «contemporaine et atemporelle» ouvrant sur une «relecture des événements de notre époque», tels les attentats ayant visé le Bataclan parisien ou l’aéroport de Bruxelles. «A la fois noire, et solaire, l’œuvre fait affleurer la tragédie humaine et la perdition». Mais par «la présence bienveillante des déesses», elle «fait jaillir l’espoir, la beauté, et une possible harmonie».

Du côté des rêves

Au fil de sa création, on retrouve les intuitions de Charlotte Berardt (Rêver sous le IIIe Reich, 1943), opposante au régime hitlérien, fidèle au constat du philosophe et essayiste Walter Benjamin posant  que rendre compte d’une époque, c’est aussi témoigner de ses rêves. De 1933 à 1939, elle conçut l’entreprise téméraire de recueillir les rêves  de citoyen-ne-s ordinaires, pour finir par en sélectionner 3000. Ce,  afin d’évaluer combien le régime national-socialiste «malmenait les âmes», «assassina» le sommeil «en détruisant notre capacité de restaurer notre force émotionnelle grâce aux rêves.»

A travers les rêves, se déploie toute une servitude volontaire dont Claude Brumachon, si fasciné par Franz Kafka et le peintre Francis Bacon, a trouvé une possible équivalence dans sa grammaire dansée avec ses oscillations, ses retournements, sa dynamique imprévisible, ses soubassements somatiques, inconscients et son animalité. Des danseurs de ce Carmina Burana, on peut dire qu’ils retrouvent quelque chose des rêveurs dépeints par Charlotte Berardt écrivant : «Les rêveurs dans leur combat pour exprimer l’inexprimable, effacent les frontières entre tragique et comique, rendent compte, de façon légèrement décalée, des phénomènes historiques dans des paraboles, des parodies et des paradoxes, enchaînant les situations dans des instantanés, dans des esquisses où résonne l’écho du jour».

Entretien avec le chorégraphe Claude Brumachon

Par quelle voie avez-vous abordé l’œuvre de Carl Off, Carmina Burana ?
Claude Brumachon 
: Dans le premier texte des Carmina Burana, se révèle la notion de corps véhément, valdingués en tous sens, jetés et associés à la chute. Sans trêve, la masse humaine, le peuple, est renvoyé vers le bas, écrasé, tourmenté. Mon style d’écriture chorégraphique et ce qui se dit dans Carmina Burana correspondent à des dimensions qui me tourmentent depuis longtemps, le corps à corps, l’inconscient, l’être humain avec ses failles et ses meurtrissures, ses mystères dissimulé, l’organique, le charnel, le sensuel, la chute sèche et continue, l’état somatique, animal voire pré-humain du corps.

Et les figures des déesses ?
J’ai travaillé en imaginant ce sextuor de déesses qui m’est apparu comme une évidence, une nécessité profonde. Nommées Fortuna, Flora, Philomena, Hécube, Phoebé et Vénus, elles sont l’axe de toute la pièce, apparaissant à la fin et au début avec cette jolie idée de semeuse de vie et de mort, on ne sait trop. Elles font le lien et sont le fil entre le haut été le bas, la terre et le ciel. L’orchestre, les chanteurs et le peuple.

Je viens d’un milieu très défavorisé et estime faire partie d’une forme de peuple où j’ai concrètement beaucoup rampé et cette dimension se retrouve souvent dans la manière de concevoir les danseurs du peuple au fil de la fable dansée.

Lorsque que Philippe Cohen (le directeur du Ballet du Grand Théâtre de Genève, ndr.) m’a fait la commande de cette chorégraphie, il y fallait une sorte de synthèse qui puise dans l’écriture de tout ce que j’avais déjà créé. Nous n’avions qu’un mois et demi avec des danseurs que de je ne connaissais pas…

On a l’impression que la musique est ici sous la peau, qu’elle infuse sans s’affirmer de manière brillante, clinquante.
Le chef d’orchestre Kazuki Yamada est étonnant. Il a assisté à une répétition en octobre et a proposé une version comme assourdie de la partition musicale éminemment connectée avec les besoins de la chorégraphie. Il y a une dimension ici puissamment magique de lien organique, dramaturgique profond entre le s chef d’orchestre, el chœur, les solistes, les musiciens et la danse.

Leur présence derrière un tulle en hauteur est troublante lorsqu’on les entend en train de se chauffer et de se préparer avant l’ouverture du rideau alors que le public ne les voit pas. A mon sens, leur position surplombante en hauteur a participé à amener ce son légèrement assourdi.

Comment concevez-vous le rapport entre les genres dans cette création ?
J’aime l’équilibre entre le féminin et le masculin où souvent les déesses portent les garçons et jouer sur ce Ying et ce Yang tant les deux composantes, féminine et masculine sont présentes simultanément en nous, de manière consciente ou non. L’effort a été de trouver depuis trois ans les qualités gestuelles correspondant à l’histoire racontée.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

Carmina Burana. Opéra des Nations, Genève. Jusqu’au 22 mai. Rens. : www.geneveopera.ch.
Photo du spectacle: Gregory Batardon