Carmina Burana: La roue de la vie et de la mort

DANSE • Revisitant les «Carmina Burana» créées par Carl Orff sous le nazisme, Claude Brumachon témoigne, par une gestuelle tourmentée, notamment du corps supplicié, travaillé par les camps et l’Histoire mortifère, du totalitarisme au terrorisme.

Sur scène, des déesses-caryatides mènent le bal au milieu de danseurs pleins d’une vitalité fiévreuse. ©Grégory Batardon

D’entrée de cantate scénique, six déesses-caryatides et démiur-ges des destins humains croisent, par leurs costumes, des représentations mythologiques, de l’Europe médiévale à l’Asie, qui ne déteindraient pas avec le syncrétisme religieux et païen en vogue du côté de Game of Thrones. Cette saga primitiviste et médiévale-fantastique mêle, comme les Carmina Burana, Eros et Thanatos. Ces derniers conjuguent leur force pour dénouer la trame temporelle entrant dans l’indicible communion et grande roue des désirs et de la mort. «Parmi les traductions des Carmina Burana, une version fait apparaître six déesses qui reviennent comme une mémoire placée au-dessus du peuple. Elles calment le jeu, les tempêtes, le délire et le massacre humain», détaille Claude Brumachon en entretien.

Une relecture de notre époque

Formant une frise néoclassique, elles évoquent par leur dimension de tableau et sculpture vivants la cantate de Stravinski, revendiquée par Carl Orff comme influence, Les Noces, chorégraphiée en 1923 par la sœur de Nijinski, avec ses trois-quarts de profils, ses mouvements répétitifs tour à tour sémaphoriques, anguleux et doucement émollients. Voyez-les s’avancer maintenant de cinq pas, suscitant autant que reprenant les vies dans un beau geste de semeuses. Devant elles, les danseurs sont pleins d’une vitalité fiévreuse. Ils se cabrent, s’entrechoquent en un mouvement sculptural, fulgurant, qui semble emporter les corps dans une déflagration saisie en lisière d’épuisement. Avant qu’ils ne se figent dans une posture animale, canine. Le chorégraphe français souligne l’ambivalence de la pièce vue comme «contemporaine et atemporelle» ouvrant sur une «relecture des événements de notre époque», tels les attentats ayant visé le Bataclan parisien ou l’aéroport de Bruxelles. «A la fois noire, et solaire, l’œuvre fait affleurer la tragédie humaine et la perdition». Mais par «la présence bienveillante des déesses», elle «fait jaillir l’espoir, la beauté, et une possible harmonie».

Inconscients et soumission

Côté exécution musicale, l’Orchestre de la Suisse Romande et les Chœurs du Grand Théâtre de Genève sous la baguette du chef japonais Kazuki Yamada délaissent la brillance, le possible clinquant d’une instrumentation colorée pour que la partition infuse. Elle est ainsi habilement tamisée, faisant ressentir organiquement comment la mélodie épouse étroitement le rythme de la phrase. Et l’émotion de paysages vocaux contrastés de sourdre par le céleste ténor Boris Stepanov notamment. Poèmes médiévaux, les Carmina Burana offrent scènes religieuses ainsi qu’attaques contre la décadence des mœurs et la corruption des pouvoirs publics et du clergé. Il y figure aussi des textes qui célèbrent avec verdeur et sensualité le plaisir de manger et de boire, de jouer et d’aimer. Le compositeur bavarois Carl Orff avoua avoir été marqué par «le rythme entraînant et le caractère imagé de ces poèmes, et tout autant par la musicalité riche en voyelles et la concision unique de la langue latine». Pour Claude Brumachon, «la sensualité imprégnant le texte des Carmina Burana (ma principale source de travail), est évidente. Ainsi dans ce trio de la fin où une jeune femme hésite faisant balancer son cœur entre deux partenaires. Les jeunes filles en rouge insufflent liberté des plaisirs, bacchanale, et élan tournoyant qui s’énergétise. Dans la partition, au fil des 25 tableaux répartis en trois parties – Printemps, A la taverne et Cour d’amours –, on relève l’amour parfois entravé, la chute des corps et l’ensemble de l’humaine condition.»

Naufrage debout et en chutes

Des interprètes en costumes teinte chair, se dressent tels des spectres, serrés les uns contre les autres, prompts aux contorsions physiques et cauchemars. Chutes sèches à quatre pattes, spasmes qui arrachent dans le nerf et le muscle, ils expulsent le mouvement en accédant à un état sauvage palpable, voire pré-humain, une énergie vitale que le corps laborieux contemporain majoritairement atonal ne connaît plus. Brumachon confirme ici sont goût pour le corps à corps, le sous la peau, le charnel, le sensuel. Mais aussi le mortifère des victimes de l’histoire, l’être humain avec ses failles inconscientes, ses blessures face aux déesses incarnées par des danseuses, qui distribuent le cycle la vie et de la mort, comme Kali, déesse hindoue de la préservation, de la transformation et de la destruction. La scène terminale voit trois jeunes femmes aux voiles pareils à des gazes couleur sang entraîner dans leur sillage les corps rampants des danseurs. On songe alors tant aux survivants de l’univers concentrationnaire qu’à Simon Feschi, 32 ans, une victime de l’attentat contre Charlie Hebdo, blessé d’une balle dans la colonne vertébrale. Le philosophe Georges Didi-Hubermann en a témoigné, faisant le récit d’une lutte intime – se lever, tenir debout, marcher –, mais aussi une réflexion sur la place du corps dans les combats politiques qu’accompagne cette prémonition de Foucault: «le corps est le point zéro du monde». Pour le chorégraphe, une certaine vérité de ce tableau scénique est aussi ailleurs, réalisant depuis une décennie, «un travail régulier avec des enfants handicapés en chaise roulante, avec cette gestuelle en reptations et contorsions qui leur convient. Cela fait avancer des manières d’être dans le corps traînant au sol. Sans taire l’empreinte évidente du Radeau de la Méduse de Géricault. Venant des Beaux-arts, j’explore les fresques-épopées issues des grands voyages, déplacements et migrations. Elles peuvent aussi aujourd’hui ramener tragiquement aux migrants et réfugiés. Le travail s’est concentré ici sur la notion de corps qui chutent entre verticalité et horizontalité. Dans le texte inaugural, O Fortuna (Ô Fortune), le corps est toujours envoyé à terre.» Carmina Burana.

Opéra des Nations, Genève. Jusqu’au 22 mai. Rens. : www.geneveopera.ch