Corps à espaces

FESTIVAL • Au Festival La Plage des Six Pompes à La Chaux-de-Fonds, « STILL MOTION » d’Anna Anderegg invite à parcourir autrement le corps immobile dans l’espace urbain. Intriguant et patient.

"Still Motion" d'Anna Anderegg. Photo: Simone Serlenga.

Création de la trentenaire biennoise Anna Anderegg pour la danseuse brésilienne Paula Pi aux lignes androgynes et formée notamment chez Mathilde Monnier, STILL MOTION (« mouvement calme » ou « encore du mouvement ») se situe à la lisière entre installation d’arts visuels et arts vivants chorégraphiques et performatifs. La pièce met en exergue et questions la présence de l’anatomie humaine dans l’espace urbain. Ce, d’abord comme forme en creux, dénuée de mouvements apparents et silhouettée en ombre chinoise.

Contemplez alors le corps, dos au public, de la performeuse qui détache avec une lenteur quasi imperceptible ses bras du tronc, paumes en offrande vers l’image vidéo d’une surface en béton. Après un tour rapide sur lui-même, le bras dressés à la verticale pareil à une vigie sémaphorique, le corps d’ombres s’affaisse, se plie, puis se redresse au fil d’une lente respiration qui semble en être le doux piston l’actionnant strate par strate.

Ne raconte-t-il pas, ce corps, toujours une histoire à la vision brouillée hésitant entre la 2 et la 3d ? Un récit abstrait, celle d’une promeneuse jouant sur les perspectives et le macro de l’image vidéo projetée posée sur une bande son atmosphérique, étrange. Un paysage sonore électro à base parfois  de gouttes d’eau. Il est spatialisé comme un anneau circulant autour du public, favorisant l’état possible de transe et lâcher prise. Que se passe-t il dès lors que changeons continuellement l’environnement d’un corps qui reste lui-même immobile ou dans une forme de pré-mouvement ? Ces interrogations, la chorégraphe se les pose dans cet opus.

Chorégraphie augmentée par la vidéo

A partir de mouvements corporels, ici refigurés en s’inspirant peut-être lointainement de la technique cinématographique du « still motion » ou filmage image par image au rendu souvent surréaliste et saccadé par le gel momentané du flux imagé, le collectif artistique biennois auquel appartient Anna Anderegg, Asphalt Piloten, propose depuis 2009 des perceptions spatiales souvent inédites au cœur de la ville. Ainsi Between Spaces (2014) questionnant les rapports interpersonnels et intervalles entre espaces solitaires et Tape Riot (2012) où deux danseuses réalisent une forme de mapping de l’espace urbain en y intégrant, glissant et faisant évoluer leurs lignes corporelles.

Ici, la création est développée en intense interaction avec Milica Slacanin. Entre abstraction et simplification des motifs, cette artiste a conçu toute une dramaturgie de déplacement pour les films réalisés par une steadycam portée entre autres à hauteur de regard. Les images mouvantes vidéo oscillent entre volumes parcourus et surfaces dépourvues de profondeur. Cette artiste a déjà exploré les lieux délaissés de Berlin, capturant avec son appareil photo les constellations formées dans la voute céleste par des éléments architecturaux avant de les transposer en sérigraphies pour MOVEIN SPACES (2013). Des manières de jouer avec les lisières de façades, les arêtes de toits, de moduler la perspective afin de cerner des contours géométriques dans le ciel.

Mouvements singuliers et reconnaissables

Aux yeux de la chorégraphe, son langage mouvementiste épuré s’identifie à une forme d’action dynamique décomposée. Elle peut ramener de manière décalée à la chronophotographie permettant aux photographes Étienne-Jules Marey et Eadwaerd Muybridge des images successives éclairant la locomotion humaine et animale, en jouant sur la persistance rétinienne. La transition fluide entre deux mouvements et postures est rendue à peine perceptible par la lenteur d’exécution ou son déroulé dans la pénombre. Certaines poses peuvent rappeler une marathonienne à l’échauffement migrant lentement d’une jambe d’appui en équerre à l’autre.

Avec sa performeuse pareille à un Petit Chaperon Rouge de conte fantastique, dont le visage s’éclaire in fine par un ruban au néon en  bordure de sa capuche, comme une icône d’ex-voto dans la nuit d’un ruban d’asphalte défilant au sein d’un tunnel nocturne, la pièce met en lumière deux régimes de présence, selon la chorégraphe. « Contempler une cité générique et anonyme ayant la capacité de bouger, de se transformer en images vidéo, d’une part. Avoir un corps traversant nombre de postures par l’immobilité qui en favorise une lecture toujours renouvelée et différente. Un corps comme point fixe autour duquel se déploie un espace qui se parcourt et se métamorphose. »

Comparable aux figurines des premiers jeux vidéos ou à une marionnette d’exercice anatomique, la marche, avant puis arrière, en devient un geste transitoire, une spatialisation du passage qui défait da sa lenteur même le spectaculaire, les territoires, le haut et le bas, l’ordre temporel. Marcher comme un automate robotique fluide, c’est faire l’expérience d’une stabilité dynamique tissée de multiples déséquilibres et figements de la motricité.

S’y lit un possible écho au pedestrian movement qui se marque pas cette forte présence du geste de marcher dans les œuvres dansées des années 1960-1970 envisagée en lien étroit avec l’introduction de gestes quotidiens. Dans Déroutes (2002), la chorégraphe montpelliéraine Mathilde Monnier a aussi travaillé une différenciation progressive des manières de marcher en augmentant les variations, d’appuis, d’orientations, de vitesses, de regards dans le mouvement commun de marcher. De son côté, « en se cristallisant sur les détails fragmentaires d’une ville, le filmage favorise l’identification d’un escalier reconnaissable par tous, qu’il soit stade ou salle de concert. »

Corps-espaces : autres démarches

STILL MOTION peut aussi ramener à des espaces corporels singuliers développés notamment par l’immobilité qu’expérimentent aussi, à leur manière, deux artistes autrichiens : le chorégraphe en danse-installation hors les murs avec des corps adolescents en sweat-shirts à capuches comme balises ou vigies enroulés autour de panneaux de signalisation ou coulant en éventail le long de marches, Will Dorner (« Corps en espaces urbains », 2008) et le plasticien Erwin Wurm et ses actes dynamiques souvent incongrus, figés pour mieux en souligner le fragile équilibre (« Sculptures d’une minute », 1997).

D’une posture allongée sur la tranche du corps à une autre, fœtale debout face à l’architecture mouvante qui défile lentement sur écran, on peut aussi songer au travail de la plasticienne, peintre, sculptrice et vidéaste sud-coréenne, Kim Sooja. Ainsi sa vidéo A Homeless Woman (2001) où l’artiste est filmée au Caire ou à Dehli, allongée au sol, est chargée d’une forte puissance, comme la position alanguie du bouddha, face à une nuée de passants masculins. Pour la série de vidéos A Needle Woman (1999-2001 et 2005), dans plusieurs cités (Londres, Shangaï, Lagos, Mexico, Jérusalem…), Kimsooja a adopté une même posture : droite et immobile dans la foule. Chaque scène est filmée au téléobjectif, en plan fixe et dévoile le contraste parfois violent entre la pose de l’artiste, dos à la caméra et la foule, composé, par instants et pour partie de militaires, qui la croise, la contourne, des personnes qui l’évitent ou la scrutent.

Lenteur d’observation

« Observer la rue, de temps en temps, peut-être avec un souci un peu systématique. S’appliquer. Prendre son temps… Le problème n’est pas d’inventer l’espace, encore moins de le réinventer… mais de l’interroger, ou, plus simplement encore, de le lire ; car ce que nous appelons quotidienneté n’est pas évidence, mais opacité : une forme de cécité, une manière d’anesthésie. » Les mots de l’écrivain français Georges Perec dans Espèces d’espaces pourraient servir de navigateur urbain à la création polymorphe STILL MOTION déployant une danseuse performeuse passant d’une stase ou posture à une autre face à cinq immenses écrans vidéos déployés. Ces derniers reprennent la même architecture parcourue selon différente perspectives et temporalité filmées à la steadycam. L’ensemble ouvre sur un arpentage d’une lenteur confinant au surplace en état d’ivresse de surfaces bétonnées vues comme des peaux, coursives, façades, échelles ou escaliers.

STILL MOTION. Du mercredi 3 août au samedi 6 août. La Plage des Six Pompes. Festival en plein air gratuit. La Chaux-de-fonds. Rens. : www.plage.ch
Site de l’artiste: www.asphaltpiloten.net