Les théâtres du réel du collectif artistique Rimini Protokoll

THÉÂTRE DOCUMENTAIRE • Dans le cadre du Festival FAR, sur les hauts de Nyon, des habitants ont prêté leur jardinet pour une soirée particulière sur terre organisée par le collectif artistique Rimini Protokoll. Enjeu d’un jeu de société : Qu’est-ce qu’être européen chez et en nous et quelles sont les dimensions de notre quotidien citoyen ? A Vernier, Rimini Protokoll propose un parcours inédit au sein du quartier des Libellules (Festival de La Bâtie) alors qu’il interroge la trace que souhaite laisser ceux qui vont mourir au Théâtre de Vidy.

Sur l’immense nappe de table est imprimée une carte des contours d’Etats-Nations européens dénuée de noms et une machine crachant des tickets en forme essentiellement de questions s’emploient à redessiner la cartographie intime, sociale et politique de chacun des 15 participants. La maîtresse du jeu portant tablette de statistiques et relance dramaturgique nous invite d’abord à inscrire notre prénom et relier trois pays. Secrètement, le choix est fait de suivre certains tumultes de la dernière décade en formant un triangle parfait reliant les attentats terroristes de Londres (2005), Paris (2015-16) et Bruxelles (2016). Pourtant, à la question « Qui a peur de l’avenir ? » tirée, on répondra, honnêtement ou non, comme les autres, par la négative. « Lorsque nous avons joué en Norvège, l’un des pays les plus riches d’Europe, près de 40% du public affirmait avoir peur du futur, contre 13% à Hanovre ou Copenhague », confie le Soleurois Stefan Kaegi, Prix suisse du théâtre 2015, à l’origine avec Helgard Haug et Daniel Wenzel de cet itinérant Europe : visite à domicile créé en mai de l’année dernière à Berlin et dont le contenu tient dans une valise.

Réinvention du quotidien

Qui a été délégué de classe ou porte-parole à l’école ? Lors de cette soirée, deux convives et voisins de table lèvent la main. Qui a déjà menti sur sa propre nationalité ? Ils sont nombreux à acquiescer. Qui possède un travail qui lui permet de vivre ? La majorité répond par l’affirmative. Combien d’argent liquide avez-vous sur vous ? Trente francs suisses dessinent le contenu médian figuré en statistiques par un camembert permettant aux points de s’engranger. Qui travaille souvent en dehors de son pays de résidence ?  Qui a pris part à un conflit physique ou une bagarre au cours des dix dernières années? Qui se sent plus européen que citoyen de son propre pays ?

La machine, qui peut être vue comme une sorte de démiurge ou d’agent dramaturgique, assaille les participants de ses questions parfois superficielles, déconcertantes et saugrenues pour certains participants, mais fidèles à l’esprit didactico-ludique des créations du Rimini Protokoll. Tout y passe ou presque du quotidien helvétique et continental dans une atmosphère réservée, attentive et bon enfant. Ville élue par une jeune femme ce soir Graz, capitale de la Styrie bien connue du Prix Nobel de littérature Elfriede Jelinek, dont la technique de citations disparates n’est pas sans échos avec le jeu en cours. La participante déploie son biopic intime, évoquant ses relations fille-mère. Alors qu’une autre convive est invitée à dessiner timidement ce que ce récit autobiographique lié à un pays et un chef-lieu lui inspire.

Sans oublier le revenu moyen, le degré de confiance entre participants, la colocation débouchant sur un témoignage féminin de la vie communautaire en squat, ses « interminables » processus décisionnels à la majorité absolue et aux effets réels ne dépassant guère une semaine. « Le jeu peut s’orienter progressivement vers une certaine agressivité. La confiance placée dans les autres à tendance à s’estomper, quand l’heure est venu de gagner des points ou d’en enlever aux autres, comme
dans la logique néolibérale
», relève Stefan Kaegi. Heureusement, au final, chaque joueur  déguste une part égale du gâteau qui fut mis au four au cours de la partie.

Tickets investigateurs

Parfois peut-être mal traduites de l’allemand et évitant certaines questions clivantes – dumping salarial, crises migratoires, montées des populismes, paradis offshore, environnement, certaines questions font débat parmi les participants. Les billets interrogateurs crachés par le « pacemaker européen » (« malheureusement pas peacemaker », soupire une voix), qui parfois émet une suite cadencée de notes un brin anxiogènes (il fallait oser mettre le projet Europe à la pulsation minée sous stimulateur !) font davantage débat que les actions corporelles effectuées sur commande, les alliances stratégiques et mises en concurrence entre équipes.

Comme dans un jeu vidéographié, cinq niveaux sont introduits par une notice rappelant les étapes-clefs de l’histoire de l’Union Européenne. « Ce que l’on voit généralement des réunions de bureaucrates au siège du Parlement Européen à Bruxelles est la conférence de presse tenue par nos politiciens nationaux faisant part du fait d’avoir convaincu le Conseil du rôle de leur Etat national respectif dans la production de carbone ou l’écologie. Mais le processus décisionnel et de négociation reste sans accès possible », souligne Kaegi.

Dans le mouvement citoyen espagnol devenu parti, Podemos, s’inscrivant dans l’essor de l’antilibéralisme à l’aune de tout un continent, il y eut l’idée que le politique avait été confisqué notamment par les « élites européennes » et qu’il fallait à nouveau le démocratiser, l’interroger, le mettre en crise par des débats tenus notamment sur places publiques. Sans s’en vouloir le prolongement spectacularisé, Stefan Kaegi précise qu’au centre des échanges se trouve la question de l’identité européenne. « Au fil des dialogues nombre de personnes reconnaissent avoir étudié à l’étranger, grâce au programme d’échanges d’étudiants et d’enseignants, Erasmus. Ou le fait que l’UE est parvenue à limiter le coût des portables et autres appareils connectés (« itinérance ») dans un autre pays. En préparant cette étape nyonnaise, je me suis souvenu que l’adhésion de la Suisse à l’Espace Economique Européen a été approuvée par 49.7 % des votants et les six cantons romands, le 6 décembre 1992. » L’ensemble des données collectées est disponible sur le site homevisiteurop.org.

Théâtre néo-documentaire d’individuation

A la vision de la carte en fin de jeu, on songe à ce que disait le Prix Nobel de littérature et survivant de l’univers concentrationnaire, Imre Kertész au Monde, le 28 janvier 2015 : « le risque est grand de voir les gardes-frontières qui entreprennent de défendre L’Europe contre la barbarie montante devenir à leur tour des fascistes »Pour le festival Théâtre du monde 2002, Rimini Protokoll accompagné de 200 habitants de Bonn ont dupliqué en direct une séance du Bundestag(« Deutschland 2 »). Le président du Bundestag avait alors interdit que l’action se déroule dans l’ancien Parlement de Bonn en invoquant « la dignité de l’institution » et déclenché une discussion sur la liberté artistique, les relations entre art et politique et la frontière entre théâtre et réalité.

Depuis, le collectif berlino-suisse a produit des pièces de théâtre radiophoniques, des films et des installations. Le Rimini Protokoll puise donc ses thématiques au cœur de la réalité. Les projets sont construits à partir de recherches précises, développées à partir de situations existantes dans leur lieu original et essentiellement volonté de distance critique. Pour ses mises en scène, le collectif travaille avec des amateurs nommés «spécialistes» trouvés au cours des recherches.

Docteur en Arts du spectacle de l’Université de Paris X,  Julie de Faramond a bien résumé les dimensions essentielles liées à la démarche du Rimini Protokoll dont les «  spectacles mettent en scène la manière dont les individus perçoivent leur environnement, dont ils occupent l’espace social et l’investissent de souvenirs et de projections imaginaires et comment, enfin, ils le traversent, formant la substance humaine de ces flux constitutifs du capitalisme tardif analysé par Fredric Jameson . Autant Fredric Jameson insiste sur l’immatérialité de ces flux, autant Kaegi les matérialise dans ses dispositifs : du train miniature de « Mnemopark », au camion de « Cargo Sofia » aux sauterelles de « Heuschrecken ». D’un spectacle à l’autre, Kaegi donne à voir les relations dialectiques qui se tissent entre l’espace imaginaire (la Suisse constituée de verts pâturages et peuplée de solides montagnards) et l’espace réel (le Sahel traversé de millions de sauterelles), le réseau des cadres expatriés qui gèrent les multinationales et institutions planétaires (« Airport Kids »), « l’internationale des camionneurs » qui parcourent Europe d’une zone de transit à une autre (« Cargo Sofia »). »

On comprend qu’ainsi, que pour le trio Kaegi, Haug et Wenzel, la représentation théâtrale ne se pose plus comme reproduction, mais comme engendrement d’une configuration originale se métamorphosant en un « théâtre d’individuation ». L’image théâtrale offre un espace de combinaisons, de déplacements, de corrélations spatiales et visuelles pour une pensée multidimensionnelle. Rimini Protokoll a en effet notamment fait appel à quatre femmes de 80 ans en déployant un panorama singulier intimement lié à chaque voix, qui constituait comme la biographie acoustique de ces êtres à des amateurs helvétiques férus de maquettes ferroviaires (Mnemopark, 2007).

Art de la miniature pour dire un pays souvent réduit à des statistiques détaillant le nombre de kilomètres carrés de voies ferrées, de centres culturels, de parkings, de déchetteries. Au sujet de cette création, Stefan Kaegi confiait : « Les fermiers suisses reçoivent deux fois plus d’argent que l’armée, parce que la Suisse veut être indépendante sur le plan alimentaire — une idée très étrange aujourd’hui que de ne pas vouloir importer en imposant de taxes énormes. Beaucoup de Suisses sont convaincus qu’on préserve la nature ainsi. En vérité, les fermes sont dominées par l’industrie, et une vache produit deux fois plus de gaz à effet de serre qu’une voiture. La dimension de la mondialisation entre dans « Mnemopark ». »

Il y eut aussi notamment, pour les productions du collectif artistique, des enfants de cadres expatriés au sein de multinationales installées en Suisse romande (Airport Kids, 2008) récitant leur credo capitaliste, les témoignages de muezzins qui dessinent une réflexion sur l’uniformisation des pratiques culturelles et leur caractère générique (Radio Muezzin, 2010) mais témoignent aussi de leurs « interdits sociaux et culturels » souvent peu favorables notamment à la condition des femmes.

De la mort à venir au quartier des Libellules à Vernier

« En équilibre entre exposition et représentation, les pièces narratives d’artistes de théâtre comme  Mona el Gammal, Thomas Bellinck, Rimini Protokoll et Dominic Huber ont la particularité de  s’inscrire hors d’un espace-temps. Elles investissent le visiteur d’expériences qu’il n’est possible  de vivre que dans le cadre de l’événement. En ce sens, elles dépassent les frontières traditionnelles  de l’image en «dessinant» des espaces et en rendant celui qui les observe acteur de situations,  dont il ne peut faire la découverte qu’à travers une recherche active », relève l’auteur et dramaturge allemand, Thomas Oberender.

Au Théâtre de Vidy, l’installation scénique Situation Rooms (2014), parcours interactif physique et vidéo permettant au spectateur de se familiariser avec les réalités, industries, vécus et drames liés aux armes. Avec le scénographe Dominic Huber, le cinéaste Bruno Deville et la dramaturge Katja Hagedorn, Stefan Kaegi a imaginé Nachlass qui sera présenté en septembre 2016 à Vidy. Ils ont créés huit chambres de mémoire, mettant en scène le témoignage de ce que des personnes souhaitent laisser comme traces après leur mort. « De quoi est faite la vie que nous avons vécue, quel souvenir laisserons-nous, combien de temps les vivants l’entretiendron-tils – restent pourtant des questions qui ne disparaissent  pas avec les formulaires administratifs et les questions éthiques liées à la fin de vie », relève Stefan Kaegi.

Chaque spectateur visite ces huit pièces conçues tels des sas partagés entre présence et absence, apparemment à la fois étrangement proches et lointaines de ces paroles prêtées à Saint-Jean : « Laissons les morts enterrer les morts et occupons-nous des vivants. » Nachlass s’est échafaudé avec des personnes directement confrontées à leur fin prochaine, comme un fervent pratiquant d’un sport extrême, le vol  base jump.

Le titre « Nachlass » fait référence à la totalité des archives (lettres, œuvres, documents…) qui étaient en possession d’une personne ou le corpus qu’elle a construit. Au Monde, Stefan Kaegi explique que « Les personnes en fin de vie ont un vif désir de témoigner, contrairement à leur entourage, souvent très peiné. Nous avons partagé de très jolis moments avec cette suissesse de 94 ans, longtemps ouvrière dans une usine de réveils, elle travaillait dans le temps donc. Logiquement, nous avons discuté de l’éphémère, de la photographie, qu’elle a pratiquée toute sa vie, de l’image qui perd son signifiant une fois l’artiste disparu. Ses clichés forment un saisissant portrait de la classe ouvrière suisse, dont on ignore à quel point elle était très pauvre. »

Au détour de Remote Libellules crée au prochain Festival de La Bâtie, il y a la volonté de faire réfléchir sur la démocratie, la technologie, la soumission au collectif, smartphones et autres tablettes. Chaque participant est muni d’un casque et se laisser guider par une voix synthétique passant du féminin au masculin à la fin de la promenade par une sorte de morphing vocal. En ce sens le dispositif de guide vocal semble  rejoindre le film de Spike Jonze, Her,  variation sur la disjonction entre corps et voix, image et son, présence et absence à l’écran et à la vue. Une star (Scarlett Johansson) y “figure” par sa seule voix proche d’une sorte de mélopée durassienne face à un acteur (Joaquin Phoenix) solitaire à l’écran, dialoguant avec sa partenaire virtuelle, opérateur à la voix synthéthique. Bergère, guide ou commentatrice faussement naïve des actes et gestes, us et coutumes en société, la voix sans corps essentiellement féminine nous demande d’imaginer son visage, ses traits. Mais elle propose aussi une manière d’entrer en relation avec d’autres éléments du groupe appelé « la horde » et qui va être amenée à se scinder, se confronter pour mieux se retrouver.

Cette voix aussi sensuelle qu’éthérée et désincarnée commente nos actions et visions urbaines, incitant aussi à enregistrer certaines étapes à l’aide de notre smartphone. Le parcours genevois s’origine au cimetière des Charmilles par des réflexions audio autour des tombes, de la mémoire du défunt, de la trace que nous laisserons, pour s’achever au Temple de Saint-Gervais puis sur la terrasse sommitale du Théâtre qui le jouxte avec fumerolles et vue imprenable sur la Ville côté Lac. Imaginé in situ dans de nombreuses villes, chaque Remote est une expérience singulière visant à réinvestir la ville par des spectateurs en ballade architecturale, sociologique, politique, ludique et parfois existentielle. Le projet est initié par le BAL – projet d’art contemporain aux Libellules.

Rappelons qu’à Vernier, la barre d’immeubles des Libellules fait figure de laboratoire du lien social et culturel. Dans le sillage de bien des déboires, le quartier  a été « métamorphosé », après plus de trois ans de travaux. L’originalité du projet est que la rénovation des 500 appartements s’est accompagnée d’une réhabilitation sociale. Il s’agissait d’améliorer le bâti, tout en travaillant sur l’image, souvent écornée de ce quartier, qui est aussi le plus précaire du canton de Genève. De nouveaux lieux ont donc été construits pour renforcer la cohésion sociale. Sept édicules, sorte de petits édifices, et dix espaces de vie ont été mis à disposition des habitants. Mais cela, seul, suffit-il à faire barrage à l’exclusion d’une partie toujours grandissante de la population vivant au-dessous du seuil de pauvreté ?

Le réel fait ainsi son entrée sur scène sous la forme de témoignages directs avec une sorte d’effet de véracité parfois ambigu. Maîtresse de conférence en Arts de la Scène au département ASIE (Arts de la Scène, de l’Image et de l’Ecran), Université Lyon 2, Bérénice Hamidi-Kim a relevé que parmi les problèmes posés par deux réalisations scéniques du Rimini Protokoll, Radio Muezzin et Airport Kids, il y a le fait que ces créations « produisent bel et bien du sens, sans que l’on sache vraiment lequel. » Un constat qui reste valable en partie pour Europe : visite à domicile. Pour cette Universitaire, Rimini Protokoll, avec son apparente absence de metteur en scène, semble naviguer à vue entre Théâtre documentaire du réel avec témoignages et personnes anonymes promues au rang d’ « expert » de leur réalité alors que ce statut même devrait être questionné et Théâtre documentaire de dénonciation de la réalité (dans Cargo Sofia, les pratiques illégales de certains employeurs de camionneurs sont mises en lumière) avec « une différence de vision du monde rejaillissant sur la nature et la fonction du matériau documentaire ».

Comment dessiner la limite entre la promotion d’une activité professionnelle et d’une « vision du monde et du réel » dans un dispositif d’installation scénique et le témoignage d’une réalité vécue mais aussi recomposée, réécrite par sa forme théâtrale performative notamment dans Lagos Business Angels avec la participation d’entrepreneurs et acteurs de la vie économique, sociale, politique et juridique du Nigeria qui réalisent des sortes de conférences animées ? Vaste débat qui n’enlève rien à la diversité des questionnements et retours sur soi pour le spectateur, et parfois participant direct, des créations du collectif Rimini Protokoll.

Bertrand Tappolet

Europe : visite à domicile. Site dédié : www.homevisiteeurope.org. FAR, Nyon. Jusqu’au 20 août. Rens. : www.far.ch et http://www.rimini-protokoll.de.  Nachlass, du 14 au 24 septembre 2016 au Théâte de Vidy. www.vidy.ch. Remote Libellules. Festival La Bâtie-Genève, 3-17 septembre 2016. www.batie.ch