Retours sur les images du 11 Septembre

PHOTOGRAPHIE • Des artistes contemporains se basent sur des documents photographiques et filmiques archétypaux (tours du World Trade Center en flammes sous un ciel bleu azur, avions les percutant) relatant le 11 Septembre 2001 afin d’en offrir de nouvelles perspectives et parcours critiques.

Gerhard Richter, "September", 2005. huile sur toile, MoMA

Autant de réalisations d’une grande pertinence et acuité quinze ans après le drame au détour de l’exposition Nothing But Blue Skies. Retour sur l’image médiatique du 11 septembre. Vingt artistes (plasticiens, photographes ou vidéastes) compilent, analysent, démontent et questionnent la manière dont cette tragédie fut abordée visuellement notamment par les médias. Aujourd’hui, certaines de ses images iconiques se sont effacées des mémoires collectives, leur répétition même favorisant, paradoxalement ou non, leur disparition symbolique. Le titre fait référence à une chanson d’Irving Berlin (1926) évoquant les jours heureux sous une ligne céleste d’un azur jubilatoire et protecteur, innocent et confiant.

Le philosophe Jean-Paul Curier résume cette dimension imagée ambivalente oscillant entre quiétude et violence dans un écrit qui accompagne l’exposition : « Ce que montrent ces images, ce que leur contenu agence, ce sont des éléments opposés dont le contraste semble exprimer au plus près le sentiment des américains à ce moment là. Le bleu pur du ciel, les tours jumelles sobres et altières, l’incendie en épaisses volutes jaunes et rouges, les colonnes immenses de fumée noire et les nuages de poussière qui remontent le long des façades et déferlent dans les rues comme unie inondation qui souille tout sur son passage. » Plus loin, il relève qu’il « existait beaucoup d’autres plans faits sur place qui fixaient, eux, la souffrance, la détresse, la peur, la mort, l’ampleur de la destruction. Mais tous étaient sans doute trop réalistes et passaient à côté de l’essentiel où voulaient se retrouver les américains : le déchaînement de la mort et de la destruction sur un peuple insouciant et innocent. »

En 2016 avec la recrudescence des attentats à l’échelle planétaire, Jean-Paul Curier souligne, dans Prospérités du désastre, la logique désormais toujours plus à l’œuvre notamment en France après le crime de masse perpétré à Nice. Logique qui est aussi le fruit de l’ombre portée du 11Septembre  qu’accompagne son lot de surveillance et de législation liberticide multiforme minant l’Etat de droit : « Que tout se gouverne à la peur, que tout s’exprime dans le vocabulaire de la sécurisation et soit aligné sur cet horizon ne fait à l’évidence plus guère de doute pour personne. Ce qui, par contre, est bien plus étrange, c’est que nul ne semble en convenir réellement. En sorte que tout le monde se dit vivre dans la peur et que personne ne supporte qu’on en prenne acte, qu’on en parle, et que l’on parle de ce qu’il nous est laissé comme possibilité pour s’y opposer ! »

Images et informations en boucle

Mélanie Bellue, co-responsable de cette exposition collective souligne que l’on y  retrouve « tel un leitmotiv les vues de l’explosion lors de l’impact du premier avion sur les tours, le nuage de fumée qui s’ensuivit. Dans la même logique d’accumulation, se déploie l’installation de Guillaume Chamahian qui interroge l’absence de recul face à l’événement, sa lisibilité problématique et ses sources imagées par le biais des informations en continu sur 127 chaînes de télévision. L’ensemble est de l’ordre de la sensation spectaculaire et démultipliée qui empêche d’approcher le sens du 11 Septembre. » Sous la forme d’un immense Kala (jeu de construction fait de planchettes à superposer l pour créer des constructions imaginaires), l’installation totémique intitulée Breaking News empile ainsi sur une hauteur de cinq mètres des écrans tv projetant chaque reportage ou bulletin d’informations en direct d’une durée de quelques minutes. Avec des boucles d’un peu moins d’une minute, les informations visuelles recoupent une période de 24 heures après les attentats et semblent s’annuler, se redoubler et se brouiller mutuellement par leur mise côte à côte. Poursuivant le travail de l’artiste sur l’archive visuelle,la réalisation semble aussi interroger le désir de construction de l’homme par l’évocation du Kapla et sa volonté de destruction par les images glanées et disposées comme un puzzle de salle de télésurveillance kafkaïenne.

Breaking News s’inscrit dans le sillage réflexif ouvert par Clément Chéroux dans son ouvrage, Diplopie : l’image photographique à l’ère des médias globalisés : essai sur le 11 septembre 2001. Cet historien de la photographie affirme que «  le 11-Septembre permet en fait de mesurer, ce sont les effets de la globalisation sur les représentations médiatiques. Désormais contrôlé par un nombre réduit de diffuseurs, le marché des images est canalisé, l’offre visuelle se raréfie, s’uniformise et se répète. » En effet, seule une dizaine d’images sélectionnées par les agences de presse vont rendre compte de l’événement dans les médias à travers le monde en redoublant notamment les images de l’attaque de Pearl Harbor et celle intitulée  « Élévation du drapeau sur Iwo Jima ». Une image fameuse prise le 23 février 1945 par le  photographe américain Joe Rosenthal. Elle dépeint cinq marines américains et un soldat infirmier de la Navy  hissant la bannière étoilée sur le mont Suribachi, lors de la bataille sur l’île japonaise d’Iwo Jima.

En vidéo, il n’y aurait en fait que cinq à six images types selon Guillaume Chamahian. « L’ensemble est monté comme un mantra avec des boucles vidéo très courtes diffusées aléatoirement depuis des lecteurs DVD. L’idée du mantra se retrouve pas le biais du son où certains bruits ou propos émergent davantage que d’autres. Les voix qui surgissent sont celles de témoins interviewés qui vivent l’événement au pied de la Tour. Elles transmettent une peur panique. Je tenais à garder la dimension dramaturgique qui n’est plus propre aux chaines infos américaines et se sont étendus aux tv françaises durant les attentats de 2015-2016. Les images répètent le fameux leitmotiv ‘America under Attack’ avec les informations de dernières minutes, les ‘breaking news’ qui auront une part importante dans el conditionnement mental des Américains à l’intervention des troupes US en Afghanistan notamment. L’image vient à se dégrader sur certains écrans. Ici, elle n’apparait que partiellement, là elle est saturée jusqu’à deux-trois moniteurs noirs qui viennent refléter les autres écrans dans une mise en abyme ou une forme de deuil. Cette pièce est aussi une expérience physique pour le visiteur avec les ondes magnétiques, la chaleur qui s’en dégage, le câblage apparent pour la transmission des flux d’images. »

La genèse de cet impressionnant projet remonte à 2007 alors que Guillaume Chamahian, artiste autodidacte qui réalisait une série, « Vous étiez où ce jour-là ? », fruit d’une demande faite à une centaine de personnes autour de l’événement médiatique qui les avaient le plus marqué à travers le prisme de la TV assurant un retour systématique au 11 Septembre. Un attentat qui fit 2977 victimes à New York et continue à tuer, quinze ans après, quelques 4000 secouristes et travailleurs par les produits toxiques et les fumées qui ont été respirés après l’effondrement des tours jumelles du World Trade Center. Le fond d’indemnisation de ces victimes collatérales s’élève à près d’un milliard et demi de dollars pour environ 6000 demandeurs.

Dans l’esprit des personnes interviewées par l’artiste, ce drame précède ainsi le souvenir de la chute du Mur de Berlin, les premiers pas sur la Lune, l’élection de François Mitterrand et le génocide rwandais. « Les gens ont développé un souvenir vivace (odeurs, lieux, lumières précises personnes présentes) et précis du moment où ils avaient vus pour la première fois les images sur un écran cathodique. Il est frappant de voir comment la mémoire intime rejoint la mémoire collective à travers la portée d’un tel événement», souligne le photographe en entretien

Ce fondateur des Nuits Photographiques a notamment réalisé Dictateur 2.0 exposé à la Galerie arlésienne Lhotse en mai 2015. Un travail à base de puzzle contrecollé sur dibon (alliage aluminium laqué) qui montrent des images de communication people des époux el-Assad et de leurs enfants posées sur canapé, soufflant sur la gâteau célébrant les deux ans de l’un d’entre eux ou jouant avec un Monster Truk télécommandé exposé. Avant le conflit qui a fait près de 200’000 morts, l’image heureuse de Bachar el-Assad présenté notamment par les meilleures agences de communication au monde comme un père aimant, un bon fils et époux. Elle était détournée par une pièce du puzzle enlevée figurant le visage du tyran, la béance suscitant le malaise et la mise à distance.

Son travail autour du 11 septembre se divise en trois parties : l’installation reflétant l’événement lui-même (Breaking News). Mais aussi ses répercussions à travers une interrogation sur les dommages collatéraux infligés par le gouvernement américain de par le monde : invasion de l’Irak, occupation de l’Afghanistan, Guantanamo, Abou Ghraïb, la naissance de Daech, l’Agence Nationale de Sécurité américaine (NSA, responsable notamment des écoutes électroniques pour le gouvernement). Ce, par le filtre d’images hakées sur le net et présentées sur des goodies (mugs, serviettes de plage, porte-clefs) semblables à ceux que l’on peut retrouver au Mémorial du 11 Septembre à New York.

Appelée, « Est-ce que la lumière de Dieu te guide ou te rend aveugle ? », phrase puisée dans un film du cinéaste mexicain Alejandro González Iñárritu, la troisième partie questionne l’avant 11 Septembre et l’empathie auprès des victimes américaines, dont celles qui ont perdu des proches. « Je collectionne ainsi des objets ayant appartenu aux individus ayant vécus ou travaillés dans les Tours. Mis aussi les documents et objets où l’image du Wall Trade Center apparaît, un bâtiment dont l’édification fut achevée en 1977 et qui n’est donc pas resté debout longtemps. »

Ciel bleu et pyrotechnique

Il y a chez le plasticien et musicien compositeur Reeve Schumacher, une logique d’effacement que l’on retrouve dans son œuvre donnant son titre à l’exposition et représentant l’explosion comme en reflet dédoublé issue d’une image de presse dans un quotidien et réalisée avec pochoir et bombe aérosol. La chanson très gaie, Nothing But Blue Skies a été reprise par Ella Fitzgerald, Nina Simone et Frank Sinatra alors la  ligne céleste bleue a marqué nombre de new-yorkais d’artistes ce jour-là. « Sous une telle magnificence céleste rien de dramatique ne semblait pouvoir advenir. Dans la chanson, il y a ces paroles ‘Blue skies smilin’ at me / Nothin’ but blue skies do I see’ qui sonnent de manière à la fois ironique et crépusculaire. Je conçois ce bleu comme une forme de couverture, un rideau dissimulant comme dans un trompe-l’œil tout ce qu’il dissimule. Ce ciel bleu qui nous protège du vide, de l’absence et de la mort qu’il recouvre, une idée chère à l’écrivain Paul Bowles. Par cette acte relativement violent de recouvrir de peinture aérosol bleu les Tours, Cette réalisation efface en quelque sorte jusqu’à la mémoire précise de l’événement.  »

L’artiste a repris la couverture du Times londonien au lendemain du 11 Septembre. « Elle représente l’une des tours entourée de fumée et l’autre traversée d’un nuage de feu avec les débris qui chutent lors de l’arrivée de l’avion. C’est une image éminemment sensationnelle qui a vu les journaux booster la saturation des couleurs afin de maximiser son effet. J’ai scanné cette image, l’ai agrandie en rendant visible la trame du papier, les pixels. Puis utilisé un pochoir pour protéger tout ce qui est fumée et nuage et à l’aide d’une bombe bleue, les tours ont été effacées afin de ne laisser surnager que l’azur intense et irréelle du ciel avec des halos Cela décontextualise cette image iconique et souvent les gens ne s’aperçoivent pas que les bâtiments ne sont plus là et ne voient plus l’image originelle. »

L’Américain détaille : « Lors d’un rêve, un oiseau m’a révélé l’importance de l’absence des choses. La nécessité s’est alors imposée d’effacer les Tours jumelles au cœur d’une image iconique si ancrée dans notre ADN et conscience collective. Il existe aussi une référence à l’écrivain et compositeur new-yorkais Paul Bowles expatrié à Tanger son « The Sheltering Sky » (traduit par « Un Thé au Sahara ») posant un ciel bleu protecteur sur un mode existentialiste mis à mal par les attentats : Un jour qui a changé la face du monde dans ses effets secondaires comme les consécutives invasions, occupations et exactions au Moyen-Orient. »

Recréer le 11 Septembre

Le tandem helvétique formé de Joakim Cortis et Adrian Sonderegger propose au détour de Making of 9/11, une mise en abyme de la Tour en feu et fumigation avec l’arrivée du second avion kamikaze scénographiée comme un cyclo posé en fond de studio avec projos « Une matrice événementielle médiatisée est ainsi reproduite sous forme de maquette dans leur atelier », relève Mélanie Bellue.

Au détour de leur série photographique Icônes, le binôme s’est spécialisé dans le re-enactement non immersif et pas grandeur nature en studio de scènes clés ou moins connues de l’histoire contemporaine, de ces cent dernières. Mais en montrant l’artifice et le hors champ (spots, fonds de cyclo et matériels divers). Depuis 2012, le duo a reconstitué dans son studio zurichois une trentaine de clichés historiques. Ils créent d’abord des maquettes en reproduisant des photographies célèbres (champignon atomique, premier pas sur la lune, prise d’otages aux JO de Munich, l’anonyme face à une colonne de chars lors du Printemps de Pékin…). Ils évasent, dans un deuxième temps, le champ de l’image et en dévoilent les mystères de réalisation, laissant voir perceuses et éclairages notamment. Le spectateur est invité à mettre en crise la construction de ces images qui font partie d’une mémoire inconsciente, rémanente et collective. Ces instantanés sont exposés en pleine ville pour le Festival Vevey Images sur des structures métalliques qui redoublent la scénographie utilisée par les artistes dans leur atelier.

La reconstitution d’événements de l’histoire, le re-enactment est une pratique amateur dont les artistes s’emparent depuis une dizaine d’années pour interroger l’écriture de l’histoire et ses résonances dans le temps vivant. On assiste ces dix dernières années en art contemporain à une explosion de pratiques relevant du re-enactment, qui consiste en la répétition performative ou la refiguration de situations et d’événements historiques connus ou moins connus de l’histoire. Il y a ici un essai de déconstruire la fabrique d’un storytelling historique.

Architecture de l’image médiatique

Autre œuvre marquante avec Save Manhattan 02 que l’artiste marocain Mounir Fatmi réalise en 2005. L’installation se compose de cassettes VHS empilées sur une plate-forme ici surélevée. Elles sont agencées afin d’évoquer la ligne d’horizon de la presque île de Manhattan avant les attentats, mais dénuée d’ombre portée. Dans cette composition épurée, tel un monument funéraire voire un monolithe noir évoquant un pèlerinage, où des bandes s’enroulent dans le vide, on relève dans  la convocation des cassettes toute une méditation sur les supports des médias, l’emballement de networks et la violence des images diffusées en boucle. Cette œuvre peut aussi évoquer des plages de silence bien réelles qui ont accompagné le chaos d’un jour et sa démultiplication/diffusion par l’action des chaînes de télévision. Ainsi le philosophe Jean-Paul Curier écrit-il pour l’exposition sous l’intitulé « L’image-attentat : une bombe sérielle » : « Les images étaient la première partie de l’attentat, leur mode de circulation en a constitué la seconde. »

Questionner l’image avec cette réalisation qui reproduit cette abondance d’images en ce cas illisible. L’installation présente les Tours, massifs symboles de puissance qui cascadent et débordent de bandes vidéo. Aux yeux de Mélanie Bellue, voici une « réalisation outrancière qui se fait dans une grande sobriété d’exécution dans le noir qui appelle le recueillement, la stèle funéraire mémorielle. D’autres séries de l’artiste son en lien avec cette dernière : ‘Save Manhattan 01’, architecture de la presque île new yorkaise faite de livres sur le sujet alors que les tours jumelles sont figurées par les deux tomes du Coran, son ombre projetée reflétant la silhouette de Manhattan. ‘Save Manhattan 03’ est, elle, une création sonore faite des haut-parleurs silhouettés diffusant des sons en lien avec le 11 Septembre. »

La curatrice souligne que plusieurs artistes « interrogent la surmédiatisation et la surinformation de l’événement qui brouillent la lecture de l’image ». Le 11 septembre 2001, au moment où le premier avion s’encastrait dans la Tour nord du Wall Trade Center, le peintre polymorphe allemand Gerhard Richter aujourd’hui âgé de 84 ans survolait l’Atlantique à bord du vol Cologne-New York de la Lufthansa. Ce, afin de se rendre à l’inauguration d’une exposition qui lui était consacrée. Les autorités américaines prenant la décision de fermer totalement l’espace aérien étasunien, le vol de Richter fut détourné sur Halifax au Canada.

Quatre ans plus tard, il réalisa d’après une photographie le tableau « Septembre« , qui constitue le point de départ de l’exposition collective, selon son autre Commissaire, Sam Stourdzé. Cette dernière, iconique, représente la tour sud du World Trade Center en partie cachée par la fumée provenant de la tour nord déjà touchée. La technique s’associe à la photopainting avec des bandes qui se déploient horizontalement le long de la peinture, comme un frottement qui désagrège la matière même du sujet. La composition peut rappeler le passage fatigué en boucle d’une même image ou évoquer l’effacement progressif de sa matière en écho à l’effacement progressif de la tragédie. Ce qui est présenté ici est en réalité la photographie de la toile originelle, un « aller-retour » apprécié de l’artiste, « où la peinture est à la fois « la source, le motif, le modèle de la photographie » », comme le précise un cartel de l’exposition. « Richter interroge ce lien à la photo iconique en la redoublant dans la peinture », précise Mélanie Bellue. Ou comment dépouiller les images d’un trop plein de sens pour parvenir à une autre lecture possible.

 

Bertrand Tappolet

Nothing But Blue Skies. Retour sur l’image médiatique du 11 septembre. Rencontres d’Arles de la photographie. Jusqu’au 11 Septembre. Catalogue aux Editions Actes Sud. Site : www.rencontres-arles.com. Breaking News de Guillaume Chamahian est aussi présenté à la Yia Art Fair de Paris, dont l’artiste marocain Mounir Fatmi est cette année le parrain, du 20 au 23 octobre 2016. (Rens. www. yia-artfair.com). Sites d’artistes : www.schumacherreeve.blogspot.ch et www.guillaumechamahian.com. Joakim Cortis et Adrian Sonderegger, Icônes. Festival Vevey Images. Jusqu’au 2 octobre 2016. Rens. : www.images.ch