En immersion au Festival Images de Vevey

Photographie • Sur le vaste thème de l’immersion, 75 expositions sillonnent la ville en extérieur jusqu’au fond du lac, en montrant des cimaises d’intérieurs parfois surprenants d’étrangeté.

Le photographe Simon faithfull suit un anonyme portant jeans et chemise blanche qui maraude sur un fond de l’adriatique.

Les liquides ramènent d’abord à la photographie argentique et ses bains successifs (révélateur, arrêt et fixateur) réalisés dans un rougeoiement luminescent de rigueur. Depuis, l’ère numérique est marquée par «la vaporisation: les liquides sont devenus nuages, et les clouds font désormais office de «fixateur» virtuel en stockant les images prises par les smartphones du monde entier. C’est au cœur de cette tension entre analogique et numérique que l’importance de l’élément liquide dans la photographie a inspiré la programmation», souligne le directeur artistique de la manifestation veveysane, Stefano Stoll.

Côté plongée littérale et marche performative, Simon Faithfull (Going Nowhere 2, 1966) suit un anonyme portant jeans et chemise blanche qui maraude sur un fond de l’Adriatique. L’œil découvre dans son sillage un paysage subaquatique avec un promeneur en démarche lente, contrainte par la pression sous marine. Ce tableau vivant et mouvant peut évoquer le travail cinématographique proche du non-sens burlesque et dramatique en surface du cinéaste danois Roy Andersson pour Chansons du deuxième étage. On songe aussi aux trajectoires ivres et comme en apesanteur des chantres du burlesque muet tel Lloyd ou Keaton mais ici incroyablement décélérées. La caméra fixe laisse l’homme se dissoudre dans le plan au lointain avant de le reprendre à un autre moment toujours de dos, spectral avec ses colonnes de bulle s’échappant de sa bouche invisible. Guido Mocafico, lui, maître de la nature morte, voit sa série la plus récente Blaschka exposée à même les fonds lacustres.

Jour d’après-lecture
De son côté, le graphiste Ludovic Balland opte pour une forme de journalisme immersif au fil de sa série déployée en bord lacustre piétonnier au détour de Day after reading. Cette série déjà réalisée, notamment à Philadelphie et Baltimore, se renouvelle à l’occasion des élections présidentielles américaines. «L’approche est voulue à couches multiples. Elle participe de la volonté de donner un accès à plusieurs contenus. En produisant le contenu, notamment des «news», le désir est d’y développer un éclairage multiple. En entretien, certaines personnes rencontrées s’intéressent ainsi à l’image, d’autres à un certain type de contenu ou d’interview. D’où la volonté de créer l’image la plus complète possible autour de la manière d’appréhender un contenu et une forme médiatique», pointe Balland.

En date du 18 septembre, on découvre sur le site dédié à cette réalisation (www.dar-news.com) le constat quasi messianique de Satori Shakoor, une lectrice de Détroit. Elle affirme ne voter Hillary Clinton que pour «sauver le monde de Trump». Cette conteuse et musicienne croit en une choralité et une sorte de roman de voix improbable autour de l’information» en affirmant: «Si vous mettez l’histoire de tout le monde ensemble, peut-être pouvez-vous approcher une vérité.»

Par certaines dimensions, l’approche semble s’inscrire dans le lointain souvenir du travail de Robert Frank. Au volant d’une vieille guimbarde et avec des milliers de rouleaux de pellicule, le photographe américain traverse les Etats-Unis en 1955 avec 500 rouleaux de films, travaillant continûment pour ce qui deviendra sa mythique série, Les Américains. Il enregistre les situations, les événements qu’il rencontre au gré de son périple en rupture avec les lignes éditoriales et de publication informationnelle de l’époque. C’est une nouvelle forme de narration qui rompait radicalement avec les principes éditoriaux de l’époque.

A sa manière, Day after reading met aussi en abyme l’information média proposée. Balland interroge les personnes croisées sur la mémoire qu’elles gardent des informations lues dans les médias consultés la veille sur tablette, smartphone, ordinateur ou papier. L’exposition combine portraits de lecteurs en noir blanc, où la volonté est d’aller au plus banal, avec de courts extraits de propos recueillis sur les habitudes de lecture, la typographie, le choix des images, les titres. Ceci pour conduire à une réflexion sur le cadre socioculturel, identitaire et politique ainsi que les modes de consommation, de réception et de mémorisation de l’information. «On y sonde l’Américain moyen au fil d’une exposition qui se produit in situ au fil du travail réalisé en chemin aux Etats-Unis par Balland. Les supports sont des panneaux d’affichages politiques F12. Elle débute mystérieusement par des drapeaux américains imprimés en noir-blanc. Des extraits d’entretiens y sont placardés et des photos des personnes interviewées. Il s’agit d’une forme de téléfax géant du travail en cours», souligne Stefano Stoll.

Loup-garou transgenre
Dans une sorte d’abri antiatomique baigné d’une lumière rouge amniotique rappelant le développement de la photographie en plusieurs bains, le visiteur découvre, armé d’une lampe de poche, les images noir-blanc réalisées par l’artiste catalane Laïa Abril. Pour sa série Lobismuller, cette tout juste trentenaire fait appel notamment à des collages-montages surréalistes et bunuéliens (un buste masculin avec l’insert d’une architecture religieuse à la place du sexe), pour susciter une dimension fantastique de film d’épouvante façon Projet Blair Witch, où il est question de pistes à explorer, de terrain à investiguer, ouvrant un vaste questionnement sur le cadre de vie d’un supposé «monstre» que la jeune femme a décidé d’aborder en creux avec compassion et regard flottant comme cette vidéo aux contours incertains et flous projetée sur la paroi du fond sur une bande-son déchirée de hurlements lointains de loups. L’exposition et futur livre ont l’intelligence de ne pas dévoiler directement l’image d’un mystérieux meurtrier, dont la mémoire perceptive et sensorielle recréée hante les lieux photographiés.

Sous la lumière portative comme un enquêteur forensique, on voit se dessiner plus nettement documents d’archives, photos de lieux de l’errance sanguinaire de Manuel Blanco Romasanta, premier tueur en série ibérique référencé au milieu du 19ème siècle. Le travail s’essaye à transmettre quelque chose du ressenti et de l’expérience du criminel face à son environnement immédiat (bois, colline, chevaux embrumés, loup en en filigrane). Lors de son procès en 1853, Romasanta prétendit «être victime d’une malédiction le transformant en loup.» Il fut finalement condamné à la perpétuité et mourut quelques mois après son incarcération. Porté à l’écran notamment par Paco Plaza (L’Enfer des loups), en faisant référence à diverses maladies mentales, avec un impressionnant Julian Sands, ce cas est toujours aujourd’hui controversé et disputé, souligne Laïa Abril.

Révélateur de forces sociales sous-jacentes
La jeune femme explique: «En Galicie rurale, j’ai interrogé les habitants de son village natal et des lieux où il a tué. Les points de vue sont alors dissemblables et contrastés face à une histoire multidimensionnelle transformée par la mémoire et le temps écoulés. Ils accordent un fort crédit à la magie, aux sorcières et au surnaturel. Face au fait que son identité genrée est incertaine (femme ou homme), j’ai mêlé ma croyance, en une intersexualité féminine sur ce qui s’est alors déroulé avec celles des gens rencontrés et des anthropologistes ayant écrit autour de cette affaire criminelle.»

Le sujet est ainsi relativement éloigné, en sa forme, du travail antérieur de Laia Abril basé sur la mise en exergue, à plusieurs niveaux voire époques, d’une thématique liée à la femme, dans une perspective refusant l’ostentation pour lui préférer un bruissement de fond. Une approche aux sources et manifestations multiples notamment forensiques, archivistiques et identitaires oscillant entre présence recomposée et absence. Elle est proche, par certaines dimensions, des travaux de Taryn Simon comme constellations de témoignages, photos et récits de vie révélant les forces notamment sociales sous-jacentes à un lieu (A Polite Fiction) ou de Virginie Rebetez autour d’une jeune fille portée disparue (Out of the Blue).

Festival Images. Vevey. Jusqu’au 2 octobre.
Rens.: www.images.ch