Une vision épurée de l’Orfeo, bouleversante d’émotion

art lyrique • L’opéra de Monteverdi impressionne par la force expressive qui émane de la mise en scène de Robert Carsen, d’une sobriété exemplaire. A découvrir à l’Opéra de Lausanne.

Le metteur en scène canadien fête ses trente ans de carrière en montant pour la première fois l’Orfeo de Monteverdi: c’est à l’Opéra de Lausanne. Il évite toute reconstitution ou actualisation pour se concentrer sur l’expression des émotions, les affects, qui sont au cœur de la musique et du livret (de Alessandro Striggio) de cette œuvre créée en 1607 à Mantoue. Mise en scène moderne peut-être, mais surtout intemporelle, jouant avec les couleurs, la lumière, les déplacements ou l’immobilisme des chanteurs et danseurs, sans décor ni luxueux costumes, pour dire le pouvoir de la musique, certes, mais plus encore la fatalité de la mort, la fragilité humaine, les limites infranchissables.

Dans la fosse, des musiciens de l’Orchestre de chambre ont été rejoints par des spécialistes d’instruments anciens, viole de gambe, harpe baroque, théorbe, archiluth, cornets à bouquin, trombones, sous la direction du chef et claveciniste Ottavio Dantone. Sur scène, le chœur de l’Opéra de Lausanne préparé par Antonio Greco, des danseurs et une distribution de solistes très homogène atteignent, dans un dépouillement scénique d’une incroyable force expressive, au comble de l’émotion.

L’important, c’est que vive la musique

Lors de la première, l’orchestre sonnait un peu fort et son phrasé aurait gagné ici ou là à être plus clair et incisif; les continuos alliaient une diversité séduisante de timbres, mais s’avéraient très denses. Par ailleurs, on peut regretter d’entendre la même voix dans différents rôles: si José Maria Lo Monaco est excellente dans le prologue, on voudrait une intonation plus dramatique pour la messagère; Nicolas Courjal chante d’abord Caron puis Pluton; Delphine Galou est l’Espérance et Proserpine; quant à Anicio Zorzi Giustiniani, l’un des bergers au début de l’opéra, il semble plus frère que père d’Orfeo dans l’acte final! Mais ce sont des détails, l’essentiel étant dans l’intensité dramatique qui touche à la vérité de l’œuvre.

Fernando Guimaraes, Orfeo, s’impose dans le fameux possente spirto où il dit sa détresse devant Caron et qu’il chante avec un naturel et une sensibilité tels qu’on en oublie la virtuosité des notes répétées, trilles et vocalises. Il a des tenues sans vibrato qui vous transpercent de douleur. Notons aussi la justesse dramatique de ses duos, l’un avec Eurydice – Frederica Di Trapani – au moment de l’adieu, l’autre avec Apollon. A ceux qui se demandent si l’on chantait ainsi lors de la création de l’Orfeo, rappelons ce que disait Harnoncourt: l’important c’est que la musique vive, car, malgré un nécessaire souci d’authenticité, on ne peut effacer l’évolution de la musique et de son écoute.

Jeux de couleurs et de lumière

Tout commence dans la joie et les multiples couleurs des noces d’Orphée et Eurydice. Sur un parterre de fleurs on danse, chante, frappe des mains. Le noir et blanc s’impose quand, au troisième acte, on pénètre dans le monde infernal: le blanc d’Orphée qui veut ramener Eurydice, le blanc de l’Espérance qui doit l’abandonner au bord du Styx, ce chenal d’eau, de la vraie eau (!), sur laquelle avance la barque de Caron. Blancheur encore, au milieu des ténèbres, d’Orphée que suit sa bien-aimée, avant qu’il ne se retourne. Au dernier acte: il erre solitaire, désespéré, amer; il neige. Vient Apollon, et tout s’illumine. Le père reproche à son fils l’excès de ses passions et son refus d’accepter que «sur terre rien qui enchante ne peut durer.» Il l’enjoint à quitter ce monde pour monter avec lui au ciel où brille, parmi les étoiles, celle d’Eurydice. On ne voit plus alors que le corps étendu d’Orphée; et rien, sinon la lumière, sur une scène nue avec, au fond, un mur nu. L’émotion vous saisit, tandis que le chœur chante l’apothéose du demi-dieu. Quand s’éteint la dernière note, il y a quelques minutes de silence avant que le public n’applaudisse et fasse un triomphe à cette vision épurée, bouleversante d’intensité, de l’Orfeo de Monteverdi. A voir jusqu’au 12 octobre.