Lampedusa ou les silences et gestes d’une île

Cinéma • «Fuocoammare» ouvre sur un regard multiple entre des locaux et la tragédie des migrants qui ne se rejoignent jamais.

Le drame des migrants est vu à travers le regard de Samuele, un enfant de 12 ans, passionné de chasse et de vie au grand air

Voici un documentaire empathique à la fois réaliste et symbolique contradictoire comme l’eau et le feu et profondément humaniste. Les migrants sont 400’000 à être arrivés sur l’île de Lampedusa qui fait 20 km2 et est située au sud de la Sicile. Un flux qui a vu près de 15’000 d’entre eux périrent noyés ou de froid en Méditerranée. Avec la sécheresse d’une désespérante litanie, les chiffes qui ouvrent ainsi le documentaire contemplatif Fuocoammare signé Gianfranco Rosi témoignent de l’arrivée massive des «damnés de la terre et mer», dont le drame fut relayé en juillet 2013 par le Pape François: «Nous sommes habitués à la souffrance des autres, cela ne nous concerne pas, ne nous intéresse pas, n’est pas notre affaire!… La mondialisation de l’indifférence nous rend tous « innommés », des responsables sans nom et sans visage.» Au cœur de la démarche du cinéaste, qui résida une année et demie à Lampedusa pour créer confiance et profondeur, il y a le constat que l’île n’est abordée par les médias que comme lieu de tragédie et pas en tant qu’espace habité de longue date à l’identité et l’histoire jamais abordées.

Points de vue diversifiés

Sans voix off ni commentaires, cadrée au cordeau, la réalisation module le contraste entre des jeux enfantins de guerre et ceux qui tentent sans fin de la fuir, l’accoutumance majoritaire d’une Europe à la tragédie des plus vastes exodes depuis la fin du dernier conflit mondial et la réelle détresse des migrants, ayant ici le chant pour s’exprimer par un impressionnant conteur griot qui psalmodie persuadé qu’il est plus risqué de ne pas prendre de risque. «C’est mon témoignage. Si nous ne pouvons vivre au Nigéria où tant sont morts, nombreux furent bombardés… si nous ne pouvons mourir dans la prison libyenne… nous entrâmes dans la mer et ne sommes pas décédés.» Le pont de vue subjectif de la caméra embarquée dans le bateau d’un pêcheur local semble alors rejoindre le vacillement de la vision d’un migrant en mer. Le paysage réunit des expériences que tout sépare.

Monde des silences

Pour le cinéaste, «le protagoniste du film devait être un enfant et quand j’ai trouvé Samuele, j’ai compris que ce serait lui le narrateur». A l’écran, domine plutôt la mise en parallèle de l’existence de rares habitants (enfant, grand-mère et père d’une même famille) et le processus de sauvetage de frêles esquifs saturées de détresse et de périls. L’ensemble peut apparaître comme faible en critique sur les errements, contradictions et inhumanité de la politique d’accueil européenne. Ce documentaire ne tisse pas le portrait de migrants ni de leur relation avec les populations locales. Sa grande force est dans le fait d’exprimer l’indicible et de nous amener à partager cet étonnement, cette attention perspicaces qui sont autant ceux de l’enfance que des paroles qui disent la peine, des gestes qui sauvent pou un temps. Seul un médecin, le Docteur Bartolo, fait le lien entre migrants débarqués et insulaires qui reconnaît que l’on ne peut s’habituer à la vue des cadavres. Le travail des personnels militaires et médicaux italiens de Lampedusa qui “réceptionnent” les embarcations  chargées de réfugiés venues d’Afrique, le tri des vivants et l’emballement des morts dans des sacs plastiques est rendu comme un récit à angles multiples avec une forme de mécanique empreinte à la fois d’irrationalité et d’éternité administrative. Comme le suggère le documentaire, les mondes des insulaires et des migrants ne peuvent physiquement et visuellement se rencontrer tant les interceptions par les gardes-côtes se déroulent essentiellement en mer avec l’opération de surveillance et non de sauvetage aux frontières appelée Triton. Ambivalence du silence. S’il en dit parfois plus long que toute parole, il cerne simultanément l’impossibilité du langage (corps, images, sons) à tout dire. La patience et le silence du regard de Rosi parviennent à nous livrer par bribes une part du secret des êtres, des mondes parallèles où se tient notamment l’enfant en nous. Intelligente dans son alternance de distance dans les plans larges qui font de l’île un protagoniste à part entière et d’extrême proximité notamment dans un centre de rétention, la réalisation ne cherche pas à nous ôter le bandeau de l’indifférence des yeux. Car bien sûr l’Enfantin et la longue durée d’une immersion insulaire ne peuvent nous guérir de l’oubli, de l’impuissance et de la perte.

«Fuocoammare». Cinémas du Grütli, Genève lis fortiter senesceret agricolae