Le «polar» de Julien Sansonnens croque le monde politique et celui des médias

roman • Avec «Jours adverses», Julien Sansonnens montrait qu’il était capable de produire un bon livre. «Ordres de grandeur» révèle un véritable écrivain. Sans en révéler les rebondissements, dont le dernier secoue le lecteur, résumons son contenu.

Le roman commence comme un thriller, avec une scène d’enlèvement et de viol assez glauque, hard, où d’aucuns verront une certaine complaisance de l’auteur. La victime est une étudiante d’origine algérienne, Yasmina Feghoul. Ce qui va poser le problème bien actuel de l’anti-islamisme. Puis nous voilà plongés dans un univers tout différent: celui du monde des médias télévisés, avec le personnage du présentateur-vedette Alexis Roch. Bien de sa personne, toujours élégant, avec son visage soigné de «gendre idéal», complaisant envers les puissants, méprisant envers les humbles, celui-ci incarne un certain monde télévisuel «branché». Physiquement, il peut certes faire penser à une personnalité connue de la RTS, mais gardons-nous d’aller plus loin dans l’assimilation entre celle-ci et le personnage du roman. Une scène particulièrement réussie nous le montre dans un cocktail mondain réunissant élites sociales et bobos. Julien Sansonnens témoigne d’une remarquable connaissance de ce petit monde, avec son langage, sa gestuelle, ses rites sociaux, et plus précisément les marques de vêtements ou de chaussures qui leur permettent de marquer leur statut social et de se reconnaître entre eux.

Nouvelle rupture: nous voilà maintenant dans une ferme rénovée en Ardèche, archétype de la «France profonde» rurale, où Michel Fouroux et Manon, au milieu de leur élevage de chiens, vivent un amour intense mais fragile, car il y a une faille, un passé douloureux et enfoui chez Michel. Ces ruptures dans le roman, cet agencement en chapitres «éclatés» pourront décontenancer certains lecteurs. La langue dont use Sansonnens témoigne d’ailleurs de ces changements de milieux. Elle est tantôt élégante, tantôt «branchée», ailleurs encore elle épouse les tics de langage des jeunes («mec, bâtard, mon cul, tranquille ok, putain, merder, foirer, t’es à la masse», etc.)  Les fils qui relient les chapitres, les lieux et les personnages vont peu à peu se nouer. Et on va comprendre – peut-être un peu tard dans la lecture – que ces chapitres se situent à des époques différentes que vingt ans séparent.

Le monde politique, souvent en osmose avec celui des médias, n’est pas plus épargné que ce dernier. Tous partis confondus, ce ne sont qu’ambition débordante, trahisons à l’intérieur d’une même formation politique, cynisme, absence de tout idéal, choix de thèmes censés plaire au grand public et le flatter dans le sens du poil en faisant appel à ses plus bas instincts, comme la xénophobie ou le racisme.

Le déchaînement des insultes

Au faîte de sa gloire, Alexis Roch se voit accusé d’avoir téléchargé des images pédophiles. Or un parti, le PDC, voulait utiliser son aura médiatique pour en faire un candidat au Conseil d’Etat genevois… Le voilà maintenant la cible de la presse écrite et des réseaux sociaux, où se déchaîne une campagne d’insultes ordurières sous le couvert de l’anonymat. Julien Sansonnens met là en évidence l’une des plaies de notre temps. Si cette affaire se dégonfle, une autre, beaucoup plus grave, va prendre le relais. Mais laissons au lecteur le plaisir de la découvrir lui-même! Le livre est un «polar» dans la mesure où il développe une enquête policière, avec ses erreurs, les préjugés qui la sous-tendent, mais aussi la présence du sympathique et intègre inspecteur Sandoz de Neuchâtel, qui joue ici un peu le rôle qu’a joué le colonel Picquart dans l’affaire Dreyfus.

«Polar» certes, mais aussi interrogation sur l’homme, sur l’amour, sur le sentiment de culpabilité, ce thème si propre à la littérature romande. L’auteur met en valeur la complexité des êtres humains et le danger de les ranger immédiatement dans des tiroirs. Ainsi l’évolution de Schumacher qui, dans sa jeunesse où il portait catogan (suivez mon regard…), était le leader agressif du Parti de la famille, une formation populiste d’extrême droite. Les hommes peuvent changer, pour le meilleur comme pour le pire.

Il est évident que Julien Sansonnens a mis de lui-même dans son livre. Ainsi les lieux, comme la ville de Neuchâtel ou les Hauts du canton, déjà présents dans son premier roman, sont ceux qu’il a connus dans son adolescence. Quant à la projection dans ses pages de thèmes plus intimes, laissons-lui le droit d’en parler ou non lui-même. Voilà donc un roman ample, construit avec subtilité, le plus souvent captivant, ici ou là un peu irritant, mais surtout riche d’humanité et, dans ses dernières pages, d’émotion.

Julien Sansonnens, Les ordres de grandeur, Vevey, L’Aire, 2016, 422 p.

 

Trois questions à Julien Sansonnens

D’où vous vient cette connaissance approfondie du monde des nantis, des notables, avec leur langage, leurs rites?

Cette connaissance provient de deux sources. D’abord, une modeste expérience politique qui m’a permis d’apercevoir «de l’intérieur» ce qu’était un plateau télé, la préparation d’une interview, ce genre de choses. Et puis une connaissance plus théorique, à travers mes études de sociologie, et une spécialisation en sociologie des médias. Mais c’est un univers en bonne partie fantasmé que je décris, je joue sur les représentations populaires.

Le rapport entre le titre du livre et son contenu n’est peut-être pas évident pour le lecteur. Pourriez-vous le préciser ?

Oui, j’aime cette ambigüité du titre. Un bon titre doit donner une indication sur le contenu du livre mais sans pour autant enfermer le lecteur, sans lui donner toutes les clés. Chacun comprendra le titre comme il le veut, mais pour moi il contient ce qui au cœur du roman, l’idée d’un impératif (à la fois individuel et social) d’élévation ou de grandeur. Il faut comprendre le mot «ordre» au premier sens, comme une injonction. Mon héros en est victime, d’une certaine manière.

Votre vision très négative du monde politique dans son ensemble est-elle compatible avec votre propre engagement politique, qui a défrayé la chronique ces derniers temps?

La littérature repose sur une idée fondamentale: l’auteur du livre et les personnages qu’il construit peuvent – et même doivent – être dissociés. Je revendique le droit, comme tout auteur, de créer des personnages sadiques, cyniques, lâches, désabusés, de créer des univers tristes, glauques, immoraux sans qu’il faille y lire un reflet de la vie ou des idées de leur auteur, faute de quoi aucune littérature, aucune œuvre de fiction n’est possible. Cela étant, il y a dans mon livre une dimension satirique qui passe par l’exagération, par le cliché, par la caricature. Je crois que le lecteur est tout à fait capable de le comprendre. Il y a une dimension de revanche des petits contre les puissants, qui participe aussi du plaisir de lecture.

Le «polar» de Julien Sansonnens croque le monde politique et celui des médias

Le roman commence comme un thriller, avec une scène d’enlèvement et de viol assez glauque, hard, où d’aucuns verront une certaine complaisance de l’auteur. La victime est une étudiante d’origine algérienne, Yasmina Feghoul. Ce qui va poser le problème bien actuel de l’anti-islamisme. Puis nous voilà plongés dans un univers tout différent: celui du monde...

Le roman commence comme un thriller, avec une scène d’enlèvement et de viol assez glauque, hard, où d’aucuns verront une certaine complaisance de l’auteur. La victime est une étudiante d’origine algérienne, Yasmina Feghoul. Ce qui va poser le problème bien actuel de l’anti-islamisme. Puis nous voilà plongés dans un univers tout différent: celui du monde des médias télévisés, avec le personnage du présentateur-vedette Alexis Roch. Bien de sa personne, toujours élégant, avec son visage soigné de «gendre idéal», complaisant envers les puissants, méprisant envers les humbles, celui-ci incarne un certain monde télévisuel «branché». Physiquement, il peut certes faire penser à une personnalité connue de la RTS, mais gardons-nous d’aller plus loin dans l’assimilation entre celle-ci et le personnage du roman. Une scène particulièrement réussie nous le montre dans un cocktail mondain réunissant élites sociales et bobos. Julien Sansonnens témoigne d’une remarquable connaissance de ce petit monde, avec son langage, sa gestuelle, ses rites sociaux, et plus précisément les marques de vêtements ou de chaussures qui leur permettent de marquer leur statut social et de se reconnaître entre eux.

Nouvelle rupture: nous voilà maintenant dans une ferme rénovée en Ardèche, archétype de la «France profonde» rurale, où Michel Fouroux et Manon, au milieu de leur élevage de chiens, vivent un amour intense mais fragile, car il y a une faille, un passé douloureux et enfoui chez Michel. Ces ruptures dans le roman, cet agencement en chapitres «éclatés» pourront décontenancer certains lecteurs. La langue dont use Sansonnens témoigne d’ailleurs de ces changements de milieux. Elle est tantôt élégante, tantôt «branchée», ailleurs encore elle épouse les tics de langage des jeunes («mec, bâtard, mon cul, tranquille ok, putain, merder, foirer, t’es à la masse», etc.)  Les fils qui relient les chapitres, les lieux et les personnages vont peu à peu se nouer. Et on va comprendre – peut-être un peu tard dans la lecture – que ces chapitres se situent à des époques différentes que vingt ans séparent. Le monde politique, souvent en osmose avec celui des médias, n’est pas plus épargné que ce dernier. Tous partis confondus, ce ne sont qu’ambition débordante, trahisons à l’intérieur d’une même formation politique, cynisme, absence de tout idéal, choix de thèmes censés plaire au grand public et le flatter dans le sens du poil en faisant appel à ses plus bas instincts, comme la xénophobie ou le racisme.

Le déchaînement des insultes

Au faîte de sa gloire, Alexis Roch se voit accusé d’avoir téléchargé des images pédophiles. Or un parti, le PDC, voulait utiliser son aura médiatique pour en faire un candidat au Conseil d’Etat genevois… Le voilà maintenant la cible de la presse écrite et des réseaux sociaux, où se déchaîne une campagne d’insultes ordurières sous le couvert de l’anonymat. Julien Sansonnens met là en évidence l’une des plaies de notre temps. Si cette affaire se dégonfle, une autre, beaucoup plus grave, va prendre le relais. Mais laissons au lecteur le plaisir de la découvrir lui-même! Le livre est un «polar» dans la mesure où il développe une enquête policière, avec ses erreurs, les préjugés qui la sous-tendent, mais aussi la présence du sympathique et intègre inspecteur Sandoz de Neuchâtel, qui joue ici un peu le rôle qu’a joué le colonel Picquart dans l’affaire Dreyfus.

«Polar» certes, mais aussi interrogation sur l’homme, sur l’amour, sur le sentiment de culpabilité, ce thème si propre à la littérature romande. L’auteur met en valeur la complexité des êtres humains et le danger de les ranger immédiatement dans des tiroirs. Ainsi l’évolution de Schumacher qui, dans sa jeunesse où il portait catogan (suivez mon regard…), était le leader agressif du Parti de la famille, une formation populiste d’extrême droite. Les hommes peuvent changer, pour le meilleur comme pour le pire.

Il est évident que Julien Sansonnens a mis de lui-même dans son livre. Ainsi les lieux, comme la ville de Neuchâtel ou les Hauts du canton, déjà présents dans son premier roman, sont ceux qu’il a connus dans son adolescence. Quant à la projection dans ses pages de thèmes plus intimes, laissons-lui le droit d’en parler ou non lui-même. Voilà donc un roman ample, construit avec subtilité, le plus souvent captivant, ici ou là un peu irritant, mais surtout riche d’humanité et, dans ses dernières pages, d’émotion.

Julien Sansonnens, Les ordres de grandeur, Vevey, L’Aire, 2016, 422 p.

 

Trois questions à Julien Sansonnens

D’où vous vient cette connaissance approfondie du monde des nantis, des notables, avec leur langage, leurs rites?

Cette connaissance provient de deux sources. D’abord, une modeste expérience politique qui m’a permis d’apercevoir «de l’intérieur» ce qu’était un plateau télé, la préparation d’une interview, ce genre de choses. Et puis une connaissance plus théorique, à travers mes études de sociologie, et une spécialisation en sociologie des médias. Mais c’est un univers en bonne partie fantasmé que je décris, je joue sur les représentations populaires.

Le rapport entre le titre du livre et son contenu n’est peut-être pas évident pour le lecteur. Pourriez-vous le préciser ?

Oui, j’aime cette ambigüité du titre. Un bon titre doit donner une indication sur le contenu du livre mais sans pour autant enfermer le lecteur, sans lui donner toutes les clés. Chacun comprendra le titre comme il le veut, mais pour moi il contient ce qui au cœur du roman, l’idée d’un impératif (à la fois individuel et social) d’élévation ou de grandeur. Il faut comprendre le mot «ordre» au premier sens, comme une injonction. Mon héros en est victime, d’une certaine manière.

Votre vision très négative du monde politique dans son ensemble est-elle compatible avec votre propre engagement politique, qui a défrayé la chronique ces derniers temps?

La littérature repose sur une idée fondamentale: l’auteur du livre et les personnages qu’il construit peuvent – et même doivent – être dissociés. Je revendique le droit, comme tout auteur, de créer des personnages sadiques, cyniques, lâches, désabusés, de créer des univers tristes, glauques, immoraux sans qu’il faille y lire un reflet de la vie ou des idées de leur auteur, faute de quoi aucune littérature, aucune œuvre de fiction n’est possible. Cela étant, il y a dans mon livre une dimension satirique qui passe par l’exagération, par le cliché, par la caricature. Je crois que le lecteur est tout à fait capable de le comprendre. Il y a une dimension de revanche des petits contre les puissants, qui participe aussi du plaisir de lecture.