Retours vers l’enfance du génie

théâtre • «Suzette» fait dialoguer l’enfance avec une poésie en verve interrogeant certitude et obligation de grandir selon des attentes et moules forgés par le monde adulte.

Suzette montre à l’envi qu’en renouant avec son enfance, l’artiste et l’adulte ne se fourvoient pas ©Elisabeth Carecchio

L’enfant est ce compagnon dont «la présence en nous et à côté de nous est vécue comme une énigme et une initiation». Ce désir de l’Enfantin, tel que posé par le philosophe français Pierre Péju rejoint le souhait du dramaturge et metteur en scène Fabrice Melquiot de convier «l’enfance, la jeunesse, en tant que champs exploratoires, espaces sensibles à investir, bousculer, interroger, avec nos outils d’artisans-poètes». Dans sa création Suzette, l’enfance remonte d’abord en l’adulte par des scies populaires timidement entonnées a capella, de Queen à Casimir. Ou sifflotées par les comédiens machinistes habillés en bleu de travail et déployés en lisière de plateau qui vont littéralement «bricoler» le spectacle sur le vif sur fond d’une muraille de carton à mémoires.

Suzette est une œuvre électro pop et rock marquée par la présence de musiciens issus de plusieurs formations : Young Gods (le guitariste Vincent Hänni), Brico Jardin (Simon Aeschimann à la guitare), Elvett (son batteur Alain Frey) . Et Ruppert Pupkin, dont la chanteuse et comédienne Emmanuelle Destremau incarne une sensible et versatile Suzette. La pièce est ainsi partition chantée, parlée et «commentée» en direct par Louis Lavedan, live painter, et le vidéaste Gabriel Bonnefoy. Le regard suit ainsi les volutes de coulures ou dripping coloré rappelant l’action painting, diffusées live en rétroprojection, possible reflet du monde intérieur et des pensées de l’héroïne. La création est aussi un bel hommage au burlesque. Témoin, cet épisode mettant au monde l’enfant au prénom de crêpe emballé comme une pèche maritime avec ciré breton et corps de parturiente proche de la baleine.

Sur scène, certains interprètes clonent et dupliquent, par une blonde, perruque l’enfant née avec une bosse frontale et un supposé génie chevillé au corps. Tous disent son désir d’exister, grandir face aux doutes et attentes irréalistes d’un duo parental, dont le père, Nicolas Rossier, avoue être comédien tout en s’étant rêvé chanteur, «mais mes parents m’ont obligé à être acteur». Dévoilant comment les aspirations d’enfance peuvent être refigurées depuis le monde adulte, le comédien rend maintenant au plus juste les affres et craintes tant morphologiques qu’existentielles d’un futur père.

Renouer avec l’enfance

Sur le blouson de Suzette désormais préadolescente, s’affiche «des têtes à remplir tout un panthéon», avec d’abord l’effigie du prophète et poète républicain Victor Hugo qui écrit: «L’enfant est le père de l’homme». L’entreprise hugolienne n’interroge-t-elle pas la question des droits humains et singulièrement les souffrances et espérances de l’enfance? La romance de la jeune fille, elle, ne dure que deux jours en éphémères slows qui font papillonner des émotions contrastées et se danse sous une petite boule à facettes, portée à bout de canne à pêche et filmée par un gamin choisi aléatoirement dans la salle dans des images d’un noir blanc irréel.

La clé de voûte dramaturgique de l’ensemble affleure au propos de Baudelaire, «le génie c’est l’enfance retrouvée à volonté ». Le poète ne souligne-t-il pas l’aisance avec laquelle un être aux premières années de sa vie et donc émancipé de l’expérience utilitariste peut fonder sa réflexion sur la simple imagination, vue comme «reine des facultés» ? Suzette montre à l’envi qu’en renouant avec son enfance, l’artiste et l’adulte ne se fourvoient pas. Pour Baudelaire «la convalescence est comme un retour vers l’enfance. Le convalescent jouit au plus haut degré, comme l’enfant, de la faculté de s’intéresser vivement aux choses, même les plus triviales en apparence.»

C’est que «dans une existence, l’enfance ne finit pas» comme le souligne Yves Bonnefoy dans son dernier recueil, L’Echarpe rouge. Un poète aujourd’hui disparu et invité en juin 2014 à Am Stram Gram. Il y expliquait reconnaître «dans le regard enfantin sur le monde, une certaine capacité à recevoir de plein fouet l’éclat des grandes réalités simples. Donc l’enfant est le commencement et la fin de la création poétique. La poésie qui rénove les mots a aussi comme tâche de faire revivre cet enfant qui a été comme étouffé par la voix de l’ingénieur, du militaire, de l’avocat. L’enfant est la (res) source même de la création poétique». On dirait qu’ici l’enfance, qu’elle soit géniale ou normale, ne fait que commencer.

Suzette. Théâtre Am Stram Gram. Jusqu’au 18 octobre 2016. Théâtre des Osses, Fribourg, 10 au 17 novembre 2016.