Italie, Chine, Israël: comment filmer les réfugiés?

Cinéma • A quelques mois de distance, trois films documentaires se sont attachés à la question des réfugiés. «Fuocoammare», de Gianfranco Rosi, «Ta’ang», de Wang-bing, et «Entre les frontières», d’Avi Mograbi. Chacun porte un regard différent sur le sujet.

Ce n’est sans doute pas par hasard qu’à quelques mois de distance trois films documentaires s’attachent à la question des réfugiés dans trois pays fort distants les uns des autres: Fuocoammare de Gianfranco Rosi (Italie), Ta’ang de Wang-bing (Chine populaire), Entre les frontières d’Avi Mograbi (Israël). Les mêmes problèmes se posent que l’on soit soudanais, lybien, érythréen, nigérien, birman… De ces errances parfois mortelles témoigne le cinéma documentaire. Ce sont évidemment les premiers films qu’il faut aller voir pour essayer de comprendre ce qui arrive au monde mondialisé que l’on vit, donner quelque réalité aux informations abstraites sans cesse égrenées par les radios, les télés, les journaux, faites de chiffres, de noms, d’itinéraires géographiques, auxquelles s’ajoutent les déclarations non moins abstraites des hommes et femmes politiques, fonctionnaires de l’ONU ou responsables d’ONG.

Les autorités européennes fichent
A voir ces films qui se donnent tous un temps impensable à la télévision – un temps de réalisation, de montage puis un temps de projection –, on est amené à voir un peu ce qu’il en est de l’exode, des camps de fortune, des dangers affrontés sur la mer ou dans les montagnes, ce qu’il en est de l’accueil ou pas que réservent à ces colonnes de rescapés du malheur les autorités des pays où ils tentent de prendre pied et de trouver refuge. Ce ne sont que trois exemples de trois pays, de trois régions voire de trois cantons ou communes: Lampedusa, l’île sicilienne la plus au Sud de l’Italie, le Myanmar en Birmanie à la frontière nord de la Chine, le désert du Neguev au sud d’Israël.

Mais les contrastes sont énormes pour ce qui est des conditions qui sont faites aux réfugiés. Ici l’arraisonnement en haute mer par l’armée italienne des bateaux partis de Lybie, le tri des personnes à bord, leur conditionnement (hygiénique, médical, etc.) par des militaires et des infirmiers en combinaisons, masques et gants de protection; là une frontière poreuse que les Ta’ang, ethnie birmane persécutée, franchissent sans voir quiconque, des espaces montagneux arborés, cultivés qu’ils occupent comme ils peuvent, construisant des campements de bambous; ailleurs un camp en plein désert, Holot, dont on ne peut sortir tant il faudrait parcourir de kilomètres dans une étendue de sable sans eau. Les autorités européennes fichent, enregistrent, classent les Syriens, Centre-africains et autres puis en dispersent une partie et en refoulent une autre; les chinoises semblent absentes et laisser les Ta’ang se débrouiller; les israéliennes ne donnent aucun statut et renvoient régulièrement dans ce camp les migrants qu’elle ne peut expulser mais ne veut pas intégrer, renouvelant à l’infini les séjours «provisoires»…

Interprétation théâtrale de sa propre situation
La proximité avec les migrants dans laquelle nous mettent ces trois films est dès lors très différente et elle engage chaque fois un regard de cinéaste et une pensée du cinéma: Gianfranco Rosi a construit son film sur l’impossibilité faite aux migrants de rencontrer les habitants de Lampedusa : il développe trois ou quatre séries parallèles entre les fugitifs et les pêcheurs de l’île qui partagent pourtant – au spectateur de le comprendre – les dangers de la mer, du mauvais temps. Fuocoammare (le feu à la mer) montre à la fois le dévouement des sauveteurs, militaires ou civils, la profonde compassion d’un médecin et l’éloignement où se trouvent les habitants (un enfant champion du tir à la fronde, son père pêcheur, une veuve de pêcheur), comme nous le sommes nous-mêmes, spectateurs.

Wang Bing a choisi au contraire d’être parmi les paysans birmans en fuite sur le sol chinois, il nous montre la solidarité qui les unit, le partage de leurs maigres ressources et ne dit rien du sort qui leur est réservé par les autorités ni par les habitants. Avi Mograbi a choisi sans doute le parti pris le moins ambigu des trois: il a demandé à un groupe de réfugiés du camp de Holot d’interpréter théâtralement, avec les moyens du bord, la situation qui est la leur: les rapports avec les fonctionnaires qui délivrent les papiers ou s’y refusent, les douaniers et les policiers, les rapports des détenus entre eux. Le choix du comble de l’artifice permet dès lors d’évoquer ce dont on ne peut avoir d’image et de son et que les autres films omettent sans nous le dire. On a ainsi deux types de réalités: celle des «acteurs», qui sont bien ce qu’ils sont et celle des situations qui sont rejouées, simplifiées et rendues plus visibles.

C’est le paradoxe du film documentaire: il montre, il donne à voir des objets, des êtres, des situations concrètes, il offre, en quelque sorte, du «plein», il semble restituer un «monde». Wang Bing avait filmé durant des heures des ouvriers chinois dans un complexe sidérurgique sur le déclin, se changeant, mangeant, se préparant à aller au travail, se douchant. En fait il créait ce monde par les choix qu’il faisait ou qu’il était contraint de faire. La question devient dès lors: comment inscrire dans un film ce qui lui manque?