«La globalisation a déstructuré les élites économiques»

Enjeux • Avec la globalisation et la financiarisation de l’économie, les élites économiques suisses, autrefois unies et puissamment organisées, connaissent une restructuration. De nouveaux dirigeants au profil cosmopolite apparaissent, reflétant le bouleversement de l’organisation du patronat et de ses rapports au politique. Des chercheurs de l’Université de Lausanne se sont penchés sur la question.

«Il y a 30 ans, la nomination de Tidjane Thiam à la tête du Crédit Suisse aurait été impensable», soulignent les chercheurs de l’Observatoire des élites suisses, intégré à l’UNIL.

«En juillet 2015, Tidjane Thiam devenait directeur général du Crédit Suisse. Une telle nomination aurait été impensable il y a 30 ans», constatent les chercheurs André Mach, Thomas David, Stéphanie Ginalski et Felix Bühlmann, de l’Université de Lausanne. Dans un récent ouvrage, ils se sont intéressés à l’évolution du profil sociologique des élites économiques suisses, de leur organisation et de leurs rapports au pouvoir politique depuis 1910, en étudiant les dirigeants – CEO et membres des conseils d’administration – des 110 plus grandes entreprises et des principales organisations patronales suisses. Ils constatent d’importants changements, notamment à partir des années 90. André Mach a répondu à nos questions.

Vous soulignez que le traitement des élites économiques par la presse donne souvent l’impression qu’elles doivent leur succès à leurs qualités personnelles et à leur mérite. Votre ouvrage en donne une vision quelque peu différente…
André Mach La presse dépeint souvent les dirigeants économiques sans aborder leur origine sociale ou ce qui a favorisé leur carrière. Il s’agissait pour nous d’effectuer une analyse systématique de leurs profils et parcours. Nous avons notamment observé que, jusque dans les années 80-90, ils ont des traits communs marquants. Ce sont des hommes suisses issus de la moyenne à grande bourgeoisie, souvent descendants de la famille fondatrice de l’entreprise, qui ont un grade d’officier à l’armée, et qui ont suivi une formation en droit ou dans les sciences de l’ingénieur. Même si certaines entreprises sont très internationalisées, leurs dirigeants correspondent plus ou moins à ce profil.

Vous décrivez également comment ces élites sont organisées et influencent le processus politique…
Une autre caractéristique du patronat helvétique est son haut degré de cohésion et d’organisation. Sur le plan économique, les interrelations entre conseils d’administration, notamment des grandes banques et du secteur industriel, sont fortes. Il y a aussi des organisations patronales très puissantes et très impliquées en politique. Un certain nombre de dirigeants font une carrière politique au niveau fédéral ou cantonal. Par ailleurs, il y a une collaboration étroite des élites économiques avec l’administration, notamment à travers certaines commissions extraparlementaires actives dans la préparation ou la mise en œuvre de la législation. Le système suisse de démocratie directe, avec la menace du référendum notamment, a paradoxalement eu pour conséquence de générer ces lieux semi-officiels de concertation à l’abri des regards de la population. Les milieux patronaux y sont particulièrement bien représentés.

Ce fort pouvoir des élites économiques est-il spécifique à la Suisse?
La faible professionnalisation et les moyens limités du parlement et de l’administration ont contribué, historiquement, à leur influence particulièrement importante. Avec leurs capacités d’expertise et leurs moyens financiers, elles ont le pouvoir d’influencer le contenu de la législation. Les faibles ressources des acteurs publics renforcent les acteurs privés.

Il y a un changement dans les années 90. Que se passe-t-il?
Avec l’internationalisation et la financiarisation de l’économie, les grandes sociétés recrutent de plus en plus, dans leurs instances dirigeantes, des étrangers ou des Suisses qui ont un parcours international. Ces nouveaux dirigeants proviennent plutôt de formations en économie ou en gestion d’entreprise. Ils sont moins investis dans les organisations patronales et moins connectés avec la politique. L’importance du niveau national diminue pour les grandes sociétés. Leurs relais directs au parlement deviennent moins nombreux. Elles désinvestissent aussi les associations patronales traditionnelles et développent leurs propres stratégies de lobbying et de relations publiques.

En parallèle, on observe une certaine professionnalisation du parlement, notamment avec l’amélioration de l’indemnisation des parlementaires et la création de commissions parlementaires spécialisées. Les commissions extraparlementaires deviennent aussi moins opaques.

Vous observez aussi des divisions dans le monde patronal…
Effectivement. Alors que pendant longtemps les milieux patronaux présentaient un front uni, des tensions apparaissent entre les grandes entreprises internationalisées et celles tournées vers le marché national et entre l’industrie et la finance. Les banques, notamment, renforcent leur présence sur le marché international et se désengagent du secteur industriel, avec pour conséquence un déclin des forts liens de cohésion du patronat. Il y a aussi des désaccords entre les partisans de stratégies visant la maximisation de la valeur actionnariale (idée qu’il faut mieux rémunérer les actionnaires, qui se répand au niveau mondial dans les années 90) et les dirigeants industriels privilégiant les stratégies de développement de l’entreprise à long terme.

En fait vous constatez l’impact de la globalisation sur les élites économiques…
Oui. Elle a un effet de déstructuration des élites économiques nationales. Jusqu’aux années 80-90, le patronat suisse était assez homogène et bien coordonné. Avec la globalisation, les dirigeants sont beaucoup moins ancrés localement, et les grandes entreprises ont moins de liens directs avec les autorités.

Faites-vous un lien entre ce phénomène et la montée des nationalismes conservateurs un peu partout?
En Suisse, l’UDC a tenu très tôt un discours nationaliste et anti-UE qui a mobilisé surtout des patrons de PME et les milieux agricoles, qui se sentent menacés par la globalisation. Même si l’UDC comporte aussi quelques représentants du secteur financier.

La montée des partis populistes conservateurs ailleurs peut aussi être interprétée, à mon avis, comme une réaction aux effets d’un capitalisme globalisé et financiarisé. Une partie du salariat, mais aussi du petit patronat, se mobilise pour ces partis qui remettent en cause, en partie, le libéralisme économique.

Un responsable d’UNIA Vaud affirmait récemment dans les médias que certains patrons avaient changé, qu’ils étaient moins au fait de la réalité suisse du partenariat social, que les négociations étaient plus difficiles… Ce nouveau profil des élites pourrait-il expliquer ce durcissement?
Les conflits sociaux récents n’ont pas forcément concerné les 110 plus grandes entreprises que nous avons étudiées. On peut cependant supposer que ces nouveaux patrons étrangers sont moins sensibles au partenariat social. Avant, on avait parfois un patron un peu paternaliste mais qui était investi dans l’entreprise. Maintenant, on a de plus en plus des chefs d’entreprise hors sol qui ont moins d’attachement à l’entreprise, n’y ont pas forcément fait leur carrière, et qui hésiteront moins à appliquer des impératifs de rentabilité maximum.

André Mach, Thomas David, Stéphanie Ginalski, Felix Bühlmann, Les élites économiques suisses au XXe siècle, Editions Alphil, 2016, 150p.