L’avant-garde en Pologne socialiste à l’honneur

Art • Le film «Les Fleurs bleues» évoque les dernières années de vie de l’artiste d’avant-garde polonais Władysław Strzemiński. Il fait écho à une exposition récente au musée de l’Elysée de Lausanne.

Le dernier film (posthume) d’Andrzej Wajda, Powidoki («Images rémanentes», devenu en français Les Fleurs bleues…) est consacré aux dernières années de l’artiste d’avant-garde Władysław Strzemiński dans la ville polonaise de Łódź (1950-52), en butte à l’imposition du réalisme socialiste auquel il refuse de se plier. En effet Strzemiński, ainsi que sa femme Katarzyna Kobro, formés tous deux dans l’URSS des années 1918-1924 auprès de Malévitch et Tatlin, avaient fondé un mouvement constructiviste en Pologne avant la guerre, dont les principes visaient à donner forme aux objets usuels, aux vêtements, à l’architecture, à partir d’une réflexion sur l’espace et sur une transformation sociale de la vie quotidienne. L’esthétique de la célébration, les portraits de dirigeants et l’imagerie révolutionnaire se situaient donc bien en-deçà de cet engagement «uniste». Il ne s’agissait pas pour eux de «reproduire des fragments de la réalité, mais d’expérimenter de façon créatrice et d’inventer une forme susceptible d’enrichir les possibilités de la vie quotidienne».

Des coïncidences exagérées

Strzemiński récusait le «subjectivisme» de l’artiste au profit d’un «objectivisme» qui visait à transformer l’espace social. Il proposa à la fin de la guerre une Łódź «fonctionnaliste» et il enseigna le design industriel à l’Ecole des Beaux-Arts ainsi qu’une nouvelle théorie de la vision. En 1950, quand le pouvoir polonais impose aux artistes, écrivains, musiciens, etc. le «modèle» du réalisme-socialiste, se rejoue donc la contradiction qui avait mis aux prises entre 1924 et 1934 les courants d’avant-garde en URSS et les idéologues staliniens. Ce n’est cependant pas cette opposition-là que met en scène et en récit Wajda dans son film, mais celle de l’Artiste comme figure spirituelle, intériorisée, solitaire, que le pouvoir politique et ses exécuteurs veulent mettre au pas et qu’ils finissent par affamer et priver de tout jusqu’à ce que la tuberculose l’emporte.

Le film est une performance d’acteur: Boguslaw Linda incarne Strzemiński, manchot et unijambiste depuis la Première Guerre mondiale, avec une remarquable énergie et force morale. Le rôle de sa petite fille, écartelée entre son père et sa mère séparés, entre l’enseignement qu’elle reçoit à l’école et les discussions qu’elle perçoit chez son père avec ses étudiants, est également une figure fascinante. Cependant, en greffant un discours narratif démonstratif sur une esthétique naturaliste, Wajda aboutit à la caricature que le sur-titre de l’affiche française exprime bien dans son outrance vague : «le [sic] peintre qui s’opposa à la dictature soviétique [sic]». Il n’est pas une image qui ne mette cette «dictature» et cette «résistance» en scène, en effet, comme dans les films à thèse du réalisme socialiste.

La vie de Strzemiński, telle qu’elle est ici dépeinte, est faite de coïncidences signifiantes qu’on trouve rapidement exagérées: arrivée du ministre à l’Ecole des Beaux-Arts (tête de brute) venu imposer la doctrine du réalisme-socialiste au moment même où Strzemiński fait son cours et commente un tableau de Van Gogh (parangon de l’artiste subjectif); émissions de radio venant s’opposer aux dialogues des personnages; défilés du 1er mai sous la fenêtre avec leurs slogans simplistes; accrochage d’un immense portrait de Staline sur la façade de l’immeuble de Strzemiński, qui occulte soudain la lumière dans son atelier où il peint, etc., etc.

Ce dernier film de Wajda, comme L’Homme de marbre, utilise ainsi ambigument les moyens du système de représentation qu’il entend dénoncer. S’agissant de surcroît de Strzemiński et Kobro qui avaient édifié une doctrine très définie, proche du néo-plasticisme, le paradoxe est porté à son comble.

Des activités multiples
A cet égard, il est intéressant d’évoquer, en contrepoint de cette peinture noire de la Pologne populaire des années 1950, l’exposition Wojciech Zamecznik, qui s’est tenue récemment au Musée de l’Elysée à Lausanne. Zamecznik était photographe, scénographe d’expositions et graphiste. Toute sa formation et sa carrière se déroulent dans la Pologne socialiste puisqu’il est déporté à Auschwitz en 1940, à l’âge de 17 ans, poursuit des études clandestines d’architecture qu’il achève en 1947 et qu’il meurt en 1962. Dès 1945, il réalise des affiches («Nettoie les ordures, Laisse entrer le printemps dans ta cour»), et dès 1946 des scénographies théâtrales.

Comme architecte, il participe à la reconstruction de Varsovie tout en poursuivant ses activités de scénographe d’exposition («Varsovie accuse» au Musée national de la ville, qui circule dans tout le pays avant d’être reprise à Paris, Londres, New York). Il travaille dans des expositions collectives auxquelles participent graphistes et architectes («Les terres retrouvées», le Salon de l’alimentation à Londres en 1954, la 2e exposition nationale d’architecture d’intérieur, le pavillon polonais à la foire internationale de Milan de 1958-9, l’exposition Henry Moore à Varsovie de 1959, la foire de Turin de 1961).

En 1959 c’est lui qui est chargé de mettre en place l’exposition internationale d’Edward Steichen, «The Family of Man», quand elle est présentée à Varsovie. Or, comme les autres membres de ce qu’on a appelé «l’école polonaise de l’art de l’affiche», il renoue avec l’avant-garde polonaise des années 1920-1930 et ses courants constructivistes, notamment celui de Strzemiński (qui avait écrit des Principes de la composition publicitaire). On compte aussi dans cette «école» les deux cinéastes d’animation et graphistes Walerian Borowczyk et Jan Lenica (le Centre Pompidou inaugure une rétrospective Borowczyk cette semaine).

Directeur artistique du magazine Architektura qu’il marque d’une empreinte forte relevant de la tendance moderniste de la «Nouvelle Vision» de Lazlo Moholy-Nagy puis du côté d’une esthétique plus éclatée et plus «gestuelle», Zamecznik travaille également dans Projekt, revue de design polonais et enseigne, à partie de 1960, à la faculté de peinture et des arts graphiques de l’Académie des Beaux-Arts où il dirige l’atelier de design photographique. Il conçoit des génériques de films, (Mère Jeanne des Anges, Jerzy Kawalerowicz, 1961), La Passagère d’Andrzej Munk, 1963).

En 1962, une exposition d’affiches du cinéma a lieu dans le cadre d’une Semaine du cinéma polonais organisée par la Cinémathèque suisse à Pully et c’est Zamecznik qui la réalise jouant sur des formes lumineuses abstraites intermittentes.

Le film Les fleurs bleues… devrait sortir en Suisse dans les prochains mois