Comment la prostitution est devenue la profession la plus moderne au monde

Enjeux • Par rapport à la prostitution, abolitionnistes et réglementaristes s’opposent de longue date. La journaliste et écrivaine suédoise Kajsa Ekis Ekman fait résolument partie du premier groupe. Elle est membre du Centre d’études marxistes de Suède, écrit pour le quotidien suédois «Dagens Nyheter» et a publié en 2013 «L’Etre et la marchandise, prostitution, maternité de substitution et dissociation de soi». (par Kadjsa Ekis Ekman, paru sur truthdig.com. Traduction: collectif de Ressources Prostitution, publié en décembre 2016 sur «Entre les lignes entre les mots»)

Kajsa Ekis Ekman est résolument abolitionniste (photo: Patricia Rodriguez).

Quand la nouvelle est tombée en 2015 que la Mexicaine Alejandra Gil, la vice-présidente d’une des «organisations de travailleuses du sexe» consultée par Amnesty International pour sa politique sur la prostitution avait été condamnée pour trafic d’êtres humains et proxénétisme, beaucoup d’abolitionnistes ont été consternées, mais pas surprises. Car «les droits des travailleuses du sexe» sont de plus en plus un euphémisme pour désigner les droits des proxénètes, des propriétaires de bordels et des hommes qui paient pour du sexe.

Le discours du «travail du sexe» a fait en sorte que «le plus vieux métier» devienne la profession la plus moderne du monde. La prostitution n’est plus considérée comme un vestige moyenâgeux patriarcal – elle est subversive, libératrice, et même féministe. Pour le mouvement des femmes, la prostitution est mise en avant comme le droit d’une femme sur son propre corps; pour les néolibéraux, comme un symbole de la libre-entreprise; pour la gauche, comme un «travail du sexe» nécessitant des syndicats et des droits du travail; pour les conservateurs, un accord privé entre deux personnes consentantes, hors de toute intervention de la société; pour le mouvement LGBT, comme une sexualité exigeant son droit à l’expression.

La prostitution est devenue une sorte de caméléon, s’adaptant à toutes les idéologies. Et lorsque la gauche embrasse la prostitution comme un «travail», c’est sans la compréhension marxiste du travail comme une chose aliénante qui devrait être abolie, et qui provient de la perte pour les travailleur-es de la possibilité de choisir leur propre vie. L’autre élément absent est la clairvoyance sur la façon dont le capitalisme se déploie dans toujours plus de dimensions de notre vie, nous amenant à voir nos corps et nos esprits comme seulement des matières premières.

Qui dit métier dit syndicat
Le discours du travail du sexe était à l’origine marginal, issu d’un milieu politique créatif et chaotique de Californie. Il prit de l’importance quand il fut publicisé par le gouvernement néerlandais pour préparer le terrain à la légalisation de l’industrie du sexe en 2000. Les Pays-Bas, avec leur industrie du sexe florissante, avaient de toute évidence un intérêt économique à taxer cette dernière. L’idée selon laquelle la prostitution est un métier comme un autre devint bien pratique. Mais si la prostitution devait être considérée comme un métier, l’existence de syndicats était cruciale, et l’organisation Rode Draad devint le premier syndicat de ce genre connu dans le monde.

C’est le gouvernement néerlandais qui a fondé Rode Draad. Ce dernier a été présenté comme un syndicat pour les «travailleuses du sexe», mais depuis sa création, il a été financé par l’argent de l’Etat, et sa direction a toujours été composée de sociologues plutôt que de personnes en situation de prostitution. Les hôtels d’Amsterdam distribuaient des brochures pour les touristes, les rassurant qu’ils n’avaient pas à se sentir coupables de payer pour du sexe, car «beaucoup» de prostituées sont membres du syndicat Rode Draad. Les références le concernant devinrent presque obligatoires dans les anthologies féministes des années 1980. Et pourtant, Rode Draad (qui n’existe plus depuis 2012), n’a jamais eu plus de 100 membres, n’a jamais eu de différend avec un seul bordel, et ses représentants, comme le sociologue Jan Visser et l’écrivaine universitaire Sietske Altink, n’ont aucune expérience de la prostitution.

Altink, lors d’une conférence en 2009, a même déclaré que la demande de prostitution diminuerait, lorsque «les épouses seront meilleures au lit». Elle travaille maintenant au Comité International des Droits des travailleuses du sexe en Europe (ICRSE), où on retrouve souvent les mêmes hommes politiques, universitaires et travailleurs sociaux qui apparaissent encore et encore, construisant leurs carrières en parlant du droit de faire quelque chose qu’ils n’ont personnellement pas fait.
Un peu partout, des composantes de la gauche et du mouvement féministe ont mordu à l’hameçon de la propagande: lutter en faveur de la prostitution c’est se battre pour la liberté.

Bien loin du féminisme populaire
Il y a cent ans, la lutte contre la prostitution était indispensable pour le mouvement ouvrier et celui des femmes. Souvenez-vous des affiches bien connues du syndicat britannique des dockers, qui proclamaient: «Nous n’arrêterons pas tant que la misère, la prostitution et le capitalisme existent» et «Une agression contre l’un-e de nous est une agression contre nous tou-te-s»? Il était évident pour les hommes dockers que la prostitution condamnait leurs sœurs de la classe ouvrière à être utilisées par les hommes des classes supérieures, et qu’ils n’allaient pas permettre docilement que cela se produise. Quant au mouvement des femmes, il a lutté contre la prostitution avant même d’exiger le droit de vote.

La prostitution n’a pas changé. C’est toujours la même industrie, les mêmes hommes riches achètent les femmes pauvres, la même exploitation, la même violence et la même traite. Ce qui a changé, c’est l’appellation.
J’ai passé quatre ans à voyager à travers l’Europe et à étudier les organisations du «travail du sexe» pour mon livre L’être et la marchandise. J’ai vu se répéter toujours le même modèle: une organisation du «travail du sexe» avec un site Web élaboré et une présence en ligne impressionnante, qui revendique des centaines ou des milliers de membres ayant une pratique du travail du sexe, mais qui ne s’avérera en réalité composée que de trois personnes autour d’un café. Ce fut le cas, par exemple en France, avec le groupuscule «Les Putes» (maintenant appelé STRASS).

Jamais plus de quelques membres
Une autre configuration récurrente implique des universitaires et des salarié-es d’ONG composant alors l’ensemble du conseil d’administration, tandis qu’une seule personne de l’organisation aura pratiqué la prostitution. Cette personne sera celle qui parle aux médias. Il n’y avait même pas une seule personne prostituée dans l’organisation espagnole Ambit Donà, malgré sa prétention à «défendre le droit d’être prostituées.»

Parfois, les syndicats existants ouvriront une commission pour les personnes dans la prostitution, comme avec la Confederación Sindical de Comisiones Obreras (CCOO), le plus grand syndicat en Espagne, ou avec ver.di allemand, avec de maigres résultats. Pas une seule personne dans la prostitution n’a rejoint le CCOO. La branche du syndicat allemand des travailleuses du sexe m’a dit «n’avoir jamais eu plus que quelques membres» et qu’aucun conflit du travail n’avait jamais été porté, en dépit du fait que l’industrie de la prostitution d’Allemagne est la plus grande de l’Europe, avec plus de 400’000 personnes qui vendent du sexe quotidiennement à 1 million de consommateurs.

Tout aussi décevants étaient les résultats de la légalisation en Allemagne: seulement un pour cent des prostituées s’était déclaré comme «travailleuse du sexe». Lorsqu’une enquête publique officielle a cherché à comprendre pourquoi, beaucoup de femmes dans la prostitution répondirent qu’elles espéraient en sortir dès qu’elles le pourraient et qu’elles ne voulaient pas voir la prostitution autrement que comme une solution temporaire.

Huschke Mau, une survivante allemande de la prostitution, écrit: «Comme la majorité des prostituées, je ne me suis pas fait enregistrer en tant que prostituée, parce que je craignais de ne plus pouvoir échapper à ce statut. J’avais peur qu’on me demande pourquoi je ne voulais plus travailler comme prostituée, quand c’était maintenant un travail comme un autre. (…) Qu’étais-je censée dire au bureau d’emploi quand je leur ai adressé une demande de prestations pour ne plus avoir à sucer dix bites par jour – afin de pouvoir avoir un logement et de quoi manger? Ils m’auraient demandé comment j’avais gagné ma vie depuis les trois derniers mois? Et si je leur avais dit, m’auraient-ils demandé pourquoi je ne voulais pas continuer à le faire, alors qu’il y avait un fantastique bordel tout près, qui engageait discrètement… ?»

Des conflits du travail étrangement rares
TAMPEP, une organisation néerlandaise, reçoit des millions d’euros de l’Union Européenne pour lutter contre le VIH. Elle utilise l’argent pour distribuer des préservatifs aux femmes migrantes et faire campagne en faveur de la dépénalisation. Quand j’ai parlé à sa représentante, encore une travailleuse sociale, elle a dit que les femmes lui demandent souvent de les aider à sortir de l’industrie. Mais, elle a ajouté : «Notre travail n’est pas de faire sortir les femmes. Notre travail consiste à leur apprendre à être de meilleures prostituées».

Parfois, derrière une façade des droits des travailleuses du sexe, on trouve même des proxénètes. C’est le cas du British International Union of Sex Worker (IUSW), dirigé par le propriétaire d’une agence d’escorte, Douglas Fox. De quel genre de syndicat des personnes prostituées parlons-nous s’il comprend les propriétaires de bordels? Qu’un patron n’ait pas les mêmes intérêts que le travailleur est généralement une évidence pour la gauche – sauf quand il s’agit de la prostitution. Le IUSW a rapidement été invité à devenir une branche du syndicat britannique GMB et le reste à ce jour.

Au cours de mes recherches, je n’ai pas rencontré une seule organisation qui fonctionne vraiment comme un syndicat, à savoir: être créé et financé par ses membres et être composé uniquement des personnes du secteur, et dont la partie adverse est composée d’employeurs et de bénéficiaires. La plupart de ces groupuscules sont en fait des lobbies qui cherchent à légaliser tous les aspects de l’industrie du sexe par l’appellation de la prostitution comme «travail».
Au-delà de leur manque de membres et de leur échec total pour initier des conflits avec les proxénètes et les propriétaires de bordel, ces organisations semblent en outre persister à affirmer que le travail du sexe est une chose formidable.

Les autres syndicats parlent des difficultés professionnelles, du temps de travail trop long, des risques et de la course aux profits. Et pourtant, la prostitution comporte une proportion de risques professionnels que peu d’autres emplois atteignent: 82% des personnes dans la prostitution ont été agressées physiquement, 83% ont été menacées avec une arme et 68% ont subi des viols. Le taux de mortalité des femmes dans la prostitution est plus élevé que celui de n’importe quel autre groupe de femmes, même celui des femmes sans-abri et des toxicomanes. Est-ce qu’un syndicat qui représente vraiment les personnes prostituées ne devrait pas parler de cela? Mais, à la place, plusieurs des groupes susmentionnés font le contraire: ils masquent les problèmes.