Charité et solidarité, deux visions antagonistes

Lutte contre la pauvreté • Alors que l’action «Coeur à Coeur» de la RTS bat son plein et suscite la sympathie, des mesures liberticides ont été votées par le Conseil des Etats pour traquer les «abuseurs» aux assurances sociales. Une contradiction qui pousse à la réflexion.

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A la veille des fêtes, la solidarité envers les démunis se manifeste, à l’image de l’action «Coeur à Coeur» de la RTS, et il ne s’agit pas de pointer du doigt celles et ceux qui y participent. Mais un tel branle-bas de combat chaque fin d’année a de quoi faire réfléchir sur la façon dont la société traite ses pauvres, d’autant plus lorsque l’on voit les décisions politiques anti-pauvres prises et soutenues à tour de bras à longueur d’année.

Lors de telles collectes de fonds – celle de la RTS n’étant ici pas visée en particulier -, on choisit ses pauvres: les jeunes, les vieux, les familles monoparentales, etc. Ils prennent la figure de «bons pauvres». Qu’on le veuille ou non, le principe est celui de la charité. Les fonds récoltés pourront apporter un réel soulagement mais, limités, ils ne représenteront souvent qu’une solution provisoire ou ne toucheront qu’une partie du public cible. L’action aura cependant eu le mérite de donner un sentiment gratifiant, bonne conscience ou une bonne image à pas mal de gens.

Ne pas choisir ses pauvres
Lorsqu’il s’agit de trouver des solutions durables, qui seraient gérées par l’Etat avec le produit de l’impôt, et qui iraient non pas à un pauvre choisi mais répondraient aux besoins de tous, l’enthousiasme est soudain moins évident. On trouve que l’Etat dépense trop, mal et il n’y aurait qu’abus. Pourtant, cette option, basée sur le principe de la solidarité, a bien des avantages.

Tout d’abord, elle «ne divise pas le monde entre ceux qui donnent et ceux qui reçoivent. Tous doivent contribuer au régime selon leurs capacités, et tous ont le droit d’en bénéficier selon leurs besoins», comme le relève le juriste Alain Supiot, professeur au Collège de France, dans le Monde Diplomatique. Les pauvres ne sont pas prisonniers d’une relation inégale, où ils n’ont aucun droit, mais considérés comme des citoyens égaux aux autres, bénéficiant des mêmes droits. Par ailleurs, l’Etat a de meilleurs moyens d’agir pour tous, sur le long terme et de façon préventive. De nombreux professionnels le disent: pour contrer la pauvreté, il faut agir en amont, éviter le décrochage lorsque c’est encore possible.

Seulement voilà. Cette solution, les néolibéraux la détestent, car tout argent public n’est pas en mains privées et l’Etat est l’ennemi numéro un. Ainsi, tout en gérant moult œuvres philanthropiques privées, ils s’emploient à longueur d’année à couper les moyens à disposition de l’Etat pour lutter contre la pauvreté et à véhiculer un peu partout la figure du «mauvais pauvre», abuseur ou seul responsable de sa situation, pour obtenir un soutien à leur politique, renforçant par la même occasion le sentiment de honte vécu par toute personne contrainte de demander de l’aide. Partout, l’aide sociale, le chômage, et toutes les assurances sociales instaurées pour permettre aux gens d’éviter de plonger subissent des coupes. L’aide sociale pour les jeunes, population cible de l’action de la RTS, a d’ailleurs été largement réduite dans plusieurs cantons et menace de l’être encore.

Plus surveillés que les meurtriers et terroristes
La lutte contre les «abus», indissociable de cette politique, mène quant à elle à des mesures de plus en plus liberticides, à l’image de celles votées récemment par le Conseil des Etats. Sous réserve d’adoption par le parlement dans son ensemble, elles autoriseront, sur un simple soupçon, l’engagement de détectives privés pour surveiller les bénéficiaires de l’AI, du chômage, de l’assurance accidents et des prestations complémentaires, soit des centaines de milliers de personnes.

Ces détectives seront dotés de «moyens de surveillance qui outrepassent largement les limites imposées aux autorités de poursuite pénale ou au service de renseignement de la Confédération», autrement dit, plus que pour un meurtre ou un acte terroriste. «Ils auront le droit d’aller farfouiller dans les appartements privés, seront autorisés à utiliser des traceurs GPS, et n’auront même pas besoin de demander l’autorisation d’un juge pour nombre de mesures de surveillance», dénonce le PS, le conseiller aux Etats Hans Stöckli relevant que «même le service de renseignement de la Confédération n’a pas le droit de mettre des terroristes potentiels sur écoute sans l’aval du Conseil fédéral».

Alors la charité à Noël, c’est bien, mais la réflexion à long terme, c’est encore mieux.