Des statues qui en remplacent d’autres

Exposition • «Looking for Lenin», exposition qui évoque la destruction des statues de Lénine en Ukraine, est à voir en ce moment à Vevey. Près d’un siècle plus tôt, c’est l’effigie du tsar qui était détrônée. Une réalité qui interroge sur la tendance à remplacer les anciens héros par de nouveaux.

Dans le champ de l’effigie politique, la destruction des statues réalise l’exécution du souverain déchu et lui donne un deuxième mort. (©Niels Ackermann / Lundi 13)

Nous avions déjà évoqué dans ces colonnes le travail du photographe suisse Niels Ackermann et du journaliste Sébastien Gobert, qui ont parcouru l’Ukraine postérieure aux mouvements politiques, sociaux et religieux de la Place Maïdan et de ses suites, à la recherche des statues de Lénine qui ornaient places et squares, monuments et façades de cette ancienne république soviétique. Par centaines ou milliers, ils ont repéré des exemples, qui vont du navrant au loufoque, des interventions qui ont été faites sur ces statues: coloriages, décapitations, transformations et, le plus souvent, relégation au titre de rebuts parmi les carcasses de voitures, dans les terrains vagues, les arrière-cours de bâtiments publics (ou privatisés).

Depuis 2014, le nouveau pouvoir ukrainien, né de la sécession violente d’avec la Russie – toujours en train – à laquelle le pays était associé depuis des siècles, a décidé d’effacer toutes traces du passé soviétique. L’élimination des symboles communistes (faucille et marteau, étoile rouge, profils de dirigeants, etc.) qui ornaient les façades, les portails, les entrées, les parcs et les rues font donc l’objet d’une opération proprement iconoclaste.

Une deuxième mort du souverain déchu
La chute des statues – de la démolition de la Colonne Vendôme sous la Commune aux destructions de Bouddhas en Afghanistan par les islamistes – est une vieille histoire: emblèmes et symboles d’un régime, d’un pouvoir, d’une croyance, l’effigie est renversée lors d’une révolution, d’une révolte ou d’une réforme (ainsi la protestante) par une sorte de fureur compensatrice. Dans le champ plus étroit de l’effigie politique, elle réalise l’exécution du souverain déchu et lui donne une deuxième mort: si le roi a «deux corps», selon l’expression de Kantorowicz, la disparition de l’homme (parfois exécuté – Louis XVI, Nicolas II) laisse encore la possibilité de s’attaquer, post mortem, à ses représentations, ses tenants-lieu.

Le film d’Eisenstein, Octobre (1927) montrait que le monde de la représentation symbolique était celui de l’ancien régime tsariste et de l’orthodoxie religieuse (croix, dômes, statues équestres, œufs de Fabergé…), alors que celui des prolétaires et des paysans était fonctionnel: outils, armes, objets usuels (faux, fusils, bicyclettes). Le film s’ouvrait sur la démolition de la statue d’Alexandre III par la foule révolutionnaire et tandis que certains tiraient sur les cordes arrachant par morceau les pièces du monument, des images insérées de soldats levant leurs fusils, de paysans en foule levant leurs faux, venaient scander cette démolition. Le monde des statues et des bibelots, des décorations militaires et des icônes était donné, dans ce film, comme inerte, statique, empesé alors que les masses étaient mouvement, dynamisme, changement.

Remplacer des statues par d’autres?
Fallait-il remplacer les statues de l’ancien régime par d’autres qui incarneraient le nouveau? La discussion fut menée parmi les artistes – qui étaient contre – et les politiques – dont certains penchaient pour recourir à ce moyen de mobiliser les émotions populaires. On l’a montré brièvement ici, dans le numéro de Gauchebdo consacré à la «Révolution de 1917», dans un premier temps, les artistes d’avant-garde exposèrent dans les rues et sur les places, cachant les façades et les monuments anciens derrière d’éphémères panneaux ou dispositifs spatiaux non figuratifs: ainsi Altman à Pétrograd, El Lissitzky ou Malévitch à Vitebsk. Il faut insister sur le caractère éphémère de ces mises en place, comme des représentations théâtrales de masse en plein air, comme, même des statues de grandes figures de la lutte pour l’émancipation des peuples. Marat, Robespierre, Marx, etc. eurent droit à des effigies en plâtre qui duraient le temps d’une inauguration et d’une mobilisation. Il s’agissait là de performances.

Après la mort de Lénine, en revanche, déferla la production d’une imagerie qui ne cessa de croître durant la période stalinienne et après: réaliser un buste de Lénine, une statue en pied, un profil en bas-relief, en médaille, sur une toile (dans diverses circonstances: orateur, écrivant sur ses genoux un discours, recevant des paysans, etc.), sculpté dans le marbre, fondu en bronze, gravé, dessiné devinrent autant de branches des «beaux-arts» soviétiques. Les artistes d’avant-garde s’y opposèrent d’emblée: dans la revue de Maïakowski, le Lef de 1924, est publié ce manifeste: «Ne faites pas commerce de Lénine». «Pas de Lénine en série. Ne reproduisez pas ses portraits sur les banderoles, les toiles cirées, les assiettes, les tasses, les porte-cigarettes. Ne faites pas de Lénine en faux bronze. N’enlevez pas à Lénine cette allure vivante et ce visage humain qu’il avait quand il menait l’histoire. (…) Nous avons besoin de lui vivant et non pas mort. (…) Ne créez pas un culte sur le nom d’un homme qui toute sa vie a lutté contre toute espèce de culte.»

Célébrer les réalisations
Dans Trois Chants sur Lénine, en 1934, Dziga Vertov met en œuvre ces préconisations: célébrer la mémoire de Lénine est, pour lui, montrer les réalisations qu’il a engendrées – la libération des femmes musulmanes d’Asie centrale du voile intégral qui les rendait aveugles; l’essor de l’industrie, l’électrification du pays; l’éradication de l’analphabétisme, etc. Il montre quelques rares images de cinéma ayant filmé Lénine mais aussi le corps de Lénine dans son cercueil après sa mort: il y a le mouvement, la vie puis il y a l’arrêt du temps, l’immobilisation. Point de vue matérialiste quant à l’image transitoire sur terre de Lénine. Pour lui, comme pour Malévitch qui l’avait écrit dix ans plus tôt, si «Lénine s’est reflété dans la matière», c’est «en tant qu’idée matérielle, objective», ce n’est pas en tant que «figure» (dans Das Kunstblatt, n°10, 1924).

On peut donc comprendre les activistes ukrainiens qui s’en prennent aux statues de Lénine. Cependant, au-delà du défoulement symbolique (lui aussi), voire magique, à l’endroit de ces effigies, ces mêmes activistes luttent-ils aussi contre l’érection de nouvelles statues, de nouvelles effigies censées prendre la place des anciennes? Tout le problème est là. S’il ne s’agit que de remplacer un héros jugé négatif par un autre jugé positif et que l’on garde le même socle, on reste dans le même système de croyance et de soumission. En ce cas, comme le disait Malévitch avec vigueur: «Dieu n’est pas détrôné».

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Looking for Lenin/A la recherche de Lénine. Espace Images Vevey – soutenu par la Fondation Nestlé. Place de la Gare à Vevey. Jusqu’au 4 mars 2018.