«L’Argentine a besoin de sortir de ce capitalisme sauvage et prédateur»

Interview • Atilio A. Boron est une figure centrale des sciences sociales en Amérique latine. Dans «Le Sorcier de la Tribu» paru en début d’année, le sociologue fait la critique de la pensée de Mario Vargas Llosa, porte-parole du libéralisme et prix Nobel de littérature en 2010. Il a répondu à nos questions sur son livre et la situation actuelle de l’Argentine.

Mieux comprendre l’Argentine et l’Amérique latine, pister l’ultralibéralisme défendu par le plus célèbre écrivain péruvien, Vargas Llosa, avec Atilio A. Baron. (DR)

A quelques mois des élections présidentielles, quelle est la situation économique et sociale de l’Argentine du président néolibéral Mauricio Macri?

Atilio A. Boron La situation économique globale est désastreuse. Le pays connaît une récession profonde et prolongée. L’endettement a été de plus de 160 milliards de dollars sur une période très courte, sans que l’on sache où cet argent a été investi. Les indicateurs de pauvreté ont explosé: aujourd’hui, la moitié des enfants sont pauvres. Les retraites ont chuté au-dessous du seuil de pauvreté, de même que le salaire minimum. Il y a une fuite des capitaux extraordinaire. On pourrait multiplier les exemples, mais une chose est claire: l’échec économique est spectaculaire. Sauf si l’on considère qu’en réalité, c’était le plan du macrisme. Car parallèlement à ce désastre, le processus d’enrichissement et d’accaparement des richesses nationales par les proches de Macri a été notable. On peut donc dire que si la politique néolibérale du gouvernement a été un échec pour la société dans son ensemble, elle a en revanche été un succès total pour ceux qui profitent de ce régime.

On parle aussi de prisonniers politiques. La situation politique est-elle aussi tendue?

Oui, car nous sommes à la veille de la fermeture des listes électorales pour les élections primaires ouvertes, simultanées et obligatoires, appelées PASO. Concernant les prisonniers politiques, ils se sont multipliés depuis l’arrivée de Macri à la présidence. Prenez les exemples de Milagro Sala, une dirigeante sociale et indigène très active qui travaillait dans la province de Jujuy ou de l’ancien vice-président de la nation, Amado Boudou, qui ont été emprisonnés suite à des accusations ridicules. La destruction de l’Etat de droit de la part du gouvernement de Macri est très poussée. Tout Argentin est aujourd’hui en liberté conditionnelle… jusqu’à ce qu’une grande chaîne médiatique comme Clarín ou la Nación le mette en Une pendant une semaine en l’accusant, puis que les juges et les procureurs, qui sont eux aussi fortement conditionnés par les grands médias, le mette rapidement en détention préventive.

Dans son livre Sinceramente, l’ancienne présidente de l’Argentine Cristina Kirchner parle d’une alliance entre les pouvoirs judiciaires, médiatiques et économiques. Vous partagez cette analyse?

Je crois qu’aujourd’hui, pour comprendre ce qui se passe en Argentine et en Amérique latine, il faut saisir que nous sommes une zone d’intérêt privilégiée des Etats-Unis. Sans comprendre la dynamique de l’impérialisme, on ne comprend rien à l’Amérique latine. Et l’impérialisme n’est pas qu’une affaire exérieure, car il s’appuie sur des alliés au niveau national. Premièrement, sur une justice corrompue, contrôlée par des juges et des procureurs qui ont été formés aux États-Unis via des cours de «good practice». Deuxièmement, sur un faux journalisme – j’ai un immense respect pour le journalisme, mais ce que font les grands médias aujourd’hui, ce sont des opérations politiques. Et troisièmement, sur le capital financier, qui a un pouvoir énorme avec la possibilité de faire du chantage à n’importe quel gouvernement, en exigeant ,par exemple une réforme du droit du travail dans le but de liquider le syndicalisme argentin. Ce triple pouvoir conspire contre la vitalité de la démocratie et contre un ordre social juste, légitime et progressiste.

Cristina Fernández de Kirchner a surpris en annonçant sa candidature pour les prochaines présidentielles, non pas comme présidente mais comme vice-présidente d’Alberto Fernández. Pourquoi cette stratégie de la gauche et quelles perspectives la formule Fernández-Fernández ouvre-t-elle pour les élections?

J’aimerais d’abord préciser que le kirchnerisme a toujours été un centre-gauche très modéré. Cependant, certaines de ses politiques ont été très positives. Au moins, pendant des années, la pauvreté a été combattue, il y a eu des investissements très importants dans l’éducation, des nouvelles universités ont été créées, la recherche scientifique a été soutenue. Mais il y a des domaines où le kirchnerisme n’a pas eu le courage de prendre le taureau par les cornes, en évitant notamment de se confronter à un des problèmes les plus sérieux: le fait que les 60 à 70 milliards de dollars d’exportations annuelles de l’Argentine aillent directement dans la poche des exportateurs privés. Le kirchnerisme ne s’est pas senti suffisamment fort pour changer cette situation. Maintenant, pour revenir à la question: Cristina Kirchner a été l’objet d’attaques personnelles et politiques terribles, car on ne lui pardonne pas d’être une femme très claire dans ses critiques à l’ordre économique international. Comme la droite argentine l’a diabolisée de manière brutale, il ne convenait pas qu’elle soit candidate à la présidence.

C’est donc un de ces anciens collaborateurs, un homme très modéré, qui a été choisi dans l’espoir d’élargir un peu la base sociale de l’électorat et ainsi réussir à avoir une majorité au premier tour des élections. Car Cristina sait que si le duo Fernández-Fernández ne gagne pas au premier tour, il y aura une attaque concertée de toutes les forces de l’establishment – en Argentine et à l’étranger – pour empêcher l’élection de cette formule au ballottage. Et ce serait une tragédie pour l’Argentine, car nous avons réellement besoin de sortir de ce capitalisme sauvage et prédateur.

Une question au sociologue. Une théorie pour expliquer la chute de certains gouvernements progressistes d’Amérique latine est le développement sous ceux-ci d’une classe moyenne qui s’est ensuite retournée contre eux. Que pensez-vous de cette explication?

Evidemment, il y a un fond de vérité dans cette théorie, mais ce n’est pas si mécanique. Ces classes moyennes ont été intégrées en tant que consommatrices, sans processus d’éducation politique – ou de ce que j’appelle alphabétisation politique. Après un certain temps, ces nouvelles classes moyennes commencent à imiter les habitudes de consommation des classes moyennes traditionnelles, puis elles adoptent certains schémas de conduite idéologique propres à ces dernières, entre autres une certaine xénophobie, un mépris pour les peuples originaires de nos pays ou pour les migrants internes. Certains parmi eux, sans éducation politique, finissent par penser que leur nouvelle situation est due à leurs efforts personnels et non au fait qu’il y ait eu une politique de gouvernement qui les ai aidé. Ils agissent alors comme les classes moyennes établies et votent pour des candidats qui récompensent ceux qui travaillent sur le marché, selon les lois du marché, en oubliant les stratégies collectivistes et d’action publique.

Dans votre dernier livre, El Hechicero de la Tribu (trad. «Le Sorcier de la Tribu»)*,  vous vous êtes intéressé à la pensée politique du péruvien Mario Vargas Llosa. Pourquoi cet intérêt pour cet homme plutôt connu pour son œuvre de romancier?

Mario Vargas Llosa est un grand écrivain de la langue espagnole. Mais il joue un autre rôle: il est le grand agent diffuseur des principes fondamentaux du libéralisme. C’est cet aspect que j’ai voulu analyser dans mon livre. Vargas Llosa écrit des romans, mais il fait également des dénonciations visant à diaboliser ceux qu’il considère comme des ennemis de la liberté, c’est-à-dire chaque personne qui n’accepte pas les principes du libéralisme et surtout qui n’accepte pas la soumission à l’impérialisme nord-américain: Cristina Kirchner, Dilma Roussef, Andrés Manuel López Obrador, Nicolás Maduro, etc. Ce que dit Vargas Llosa a une énorme répercussion internationale, car c’est repris par El País en Espagne, puis par plus de 300 médias de toute l’Amérique latine. Je crois qu’il n’y a pas, à l’échelle mondiale, de propagandiste du libéralisme aussi habile et efficace que Vargas Llosa. Car c’est un homme plein d’honneurs, qui a reçu de nombreux prix, qui a été fait marquis par l’État espagnol. Il est très proche des gouvernements européens et latino-américains et sa voix a une influence énorme. C’est pour cette raison que j’ai voulu dénoncer son opération politique qui consiste à essayer de faire croire que seul l’approfondissement du capitalisme et du libre-marché permettra aux pays d’avancer vers la démocratie. Alors que c’est exactement le contraire qui se passe.

Pourquoi l’avoir appelé «le sorcier de la tribu»?

Pour Vargas Llosa, dans une vision très méprisante, tous les principes et les actions collectives sont assimilés à un retour des peuples à l’ordre primitif de l’histoire des sociétés humaines, à la sécurité de la tribu, avec le besoin d’un chef qui dicte la conduite à adopter pour progresser. Pourtant, je me suis dit que s’il y a quelqu’un qui essaie de nous ensorceler avec ses mots pour nous faire croire que le capitalisme amène la démocratie, c’est bien Vargas Llosa. Il utilise des grandes contributions de la pensée occidentale de manière totalement déformée, comme l’œuvre d’Adam Smith, pour faire la promotion du libre-marché. Le fait d’être un grand écrivain ne fait pas de lui un homme dont les idées politiques sont acceptables ou progressistes. Et je dis progressiste, pas révolutionnaire. Mais Vargas Llosa n’est même pas capable d’admettre un réformisme social qui mette fin à cette énorme inégalité qui existe dans nos pays.

Quels conseils pouvez-vous donner aux Européens que veulent mieux comprendre les processus révolutionnaires et contre-révolutionnaires en Amérique latine?

Je leur conseille d’arrêter définitivement de lire la grande presse monopoliste. Trop de mensonges sont véhiculés. Cherchez des médias alternatifs où vous pourrez trouver des informations de première main. Si vous êtes de gauche et que vous voyez l’impérialisme des États-Unis attaquer un pays de manière brutale, n’ayez aucun doute et mettez-vous du côté de ce pays. Au-delà des doutes que chacun peut avoir par rapport à un gouvernement, ce qui est totalement légitime, il faut se mettre du côté de ceux qui sont visés par des attaques impérialistes parce que contrairement à la gauche européenne ou latino-américaine, l’impérialisme ne se trompe jamais quand il choisit ses ennemis. Je demande à la gauche européenne d’essayer de comprendre nos phénomènes latino-américains, notre lutte pour l’émancipation nationale, pour la justice et la démocratie.

*Attilio A. Boron, El Hechicero de la Tribu, Mario Vargas Llosa y el liberalismo en América latina, México, Edicionesakal, 2019