La trajectoire de deux fervents communistes

Cinéma • A travers Thiel le Rouge, la cinéaste Danielle Jaeggi éclaire la vie du militant PC devenu homme d’affaires, Reynold Thiel. Mais aussi celle de son père, François Jaeggi, médecin. Et communiste jusqu’à l’intervention soviétique de 1956 en Hongrie.

Le compositeur et militant communiste neuchâtelois Reynold Thiel au service enthousiaste de la cause de l’Union soviétique. (DR)

Le documentaire de Danielle Jaeggi, un opus très personnel, a bien mérité son Prix du Jury au Festival du Film d’Histoire de Pessac. Tout est parti d’une série d’articles du journaliste Alain Campiotti dans Le Temps, série reprise et amplifiée dans son gros livre La Suisse bolchévique, un ouvrage remarquable paru en 2017 aux Editions de L’Aire. Entretemps, Danielle Jaeggi avait entamé sa recherche sur le passé de son père François.

Qui était Reynold Thiel, qui a donné son titre au film? Son nom est longtemps resté inconnu du public, et même des militants d’extrême gauche …mais pas de la Police fédérale. Ce Neuchâtelois, né en 1910, musicien professionnel, adhéra totalement au communisme dans les années trente, celles de la crise économique et de la lutte à mort entre fascistes et antifascistes, un monde bipolaire qui a favorisé des engagements politiques de nature presque religieuse. Sous la direction du communiste français d’origine polonaise Mikhaël Feintuch, alias Jean Jérôme, un maître du travail dans l’ombre, il participa à la fourniture d’armes à la République espagnole. Il entraîna rapidement dans son sillage le jeune étudiant en médecine François Jaeggi (1913-1971), qui deviendra lui aussi un communiste fervent. Tous deux se sont engagés dans la guerre d’Espagne, Thiel comme commissaire politique dans les Brigades Internationales, Jaeggi dans le cadre de la Centrale sanitaire suisse nouvellement créée, qui apporta son aide médicale aux combattants et aux civils du camp républicain. Puis Thiel fut actif dans la Résistance française, tandis que Jaeggi, atteint d’une grave affection tuberculeuse, dut passer les années de guerre en sanatorium (une période que sa fille a évoquée dans un précédent film intitulé A l’ombre de la montagne, où elle montrait que la station grisonne était alors un repaire de nazis).

On retrouve les deux hommes pendant la guerre froide, dans un monde à nouveau coupé en deux, occupés à monter des sociétés commerciales dont le but est de livrer à l’Union soviétique et à ses alliés des marchandises frappés par l’embargo décrété par les Etats-Unis. Cela toujours dans l’ombre et sous la direction de Jean Jérôme. Le film montre aussi les liens de Thiel et Jaeggi avec Noël Field (1904-1970). Cet Américain, à la tête pendant la guerre d’une organisation humanitaire, l’Unitarian Service Commitee, mais devenu un «compagnon de route» du communisme, sera pourtant attiré à Prague, livré aux services de la police politique hongroise qui le considère comme un «agent US», et emprisonné jusqu’en 1954. Ses «aveux» seront utilisés par l’accusation dans le cadre des grands procès staliniens d’après-guerre, celui de Rajk en Hongrie (1949) et de Slansky en Tchécoslovaquie (1952), qui aboutiront à une série de pendaisons. Plus tard, Reynold Thiel s’enlisera dans des affaires louches de livraisons de machines Crypto(déjà!) et d’armes aux pays de l’Est. Suivi de très près par la Police fédérale, menacé de procès, il disparaîtra tragiquement dans la catastrophe aérienne d’un avion Swissair à Dürrenäsch, le 4 septembre 1963. D’aucuns, adeptes de la théorie du complot, ont voulu y voir un attentat…

Une interrogation sur l’engagement aveugle dans le communisme

C’est tout cela que raconte le passionnant documentaire de Danielle Jaeggi, qui s’appuie sur un travail de recherche solide dans les archives publiques et les fonds privés. Mais ce qui fait la qualité exceptionnelle et l’intérêt particulier de ce film, c’est l’approche très personnelle de sa réalisatrice. Même s’il a pour titre le nom du personnage principal, Thiel, il constitue aussi une quête du passé d’un père et d’une mère trop tôt disparus. Car tout ou presque de cette activité politique occulte avait été caché par ses parents à l’enfant puis à l’adolescente.

Cette quête est aussi l’occasion d’une réflexion sur l’engagement inconditionnel dans le mouvement communiste de l’époque. Thiel et Jaeggi ignoraient-ils donc totalement l’existence de la Grande Purge stalinienne de 1936-38, contemporaine de leur adhésion totale? N’ont-ils rien vu, dans l’Espagne républicaine, des éliminations d’antifascistes non communistes (anarchistes, trotskistes), sous l’égide de la police secrète soviétique? Ne se sont-ils pas interrogés sur les accusations de trahison portées contre Noël Field dans les années 1950? Ces silences posent problème. Danielle Jaeggi n’hésite pas à parler d’«acquiescement muet aux crimes du stalinisme». Son film n’est cependant pas un acte d’accusation. L’ambiance de l’époque, dans un monde divisé où, dans les deux camps, on affirme combattre pour le Bien contre le Mal, explique cet aveuglement en partie volontaire, sans toutefois le justifier. D’ailleurs, une prise de conscience tardive s’opérera chez François Jaeggi. Après l’écrasement de la révolte hongroise par les chars soviétiques en 1956, il quittera le PCF et reviendra à une activité médicale.

Au niveau historique, ce film est le fruit d’une enquête patiente et perspicace, qui fut parfois difficile à mener. Au niveau psychologique, il nous aide à comprendre des engagements politiques de nature quasi mystique. Enfin, il réussit très bien à faire ressentir l’atmosphère de cette époque révolue, tout comme Patrick Modiano, dans ses romans, a excellé à rendre «l’odeur du temps de ces années», celles de l’Occupation. Un film donc à voir absolument !

Thiel le Rouge – Un agent si discret, film de Danielle Jaeggi (et Alain Campiotti, co-auteur).