Etats flottants autour de la barre russe

Livre • Le dernier roman d’Elisa Shua Dusapin, «Vladivostok Circus», nous entraîne dans le troublant sillage d’un trio d’acrobates circassiens et de leur costumière novice et empruntée. Un patchwork en sensations insaisissables et erratiques.

Ecrivaine multiprimée, Elisa Shua Dusapin excelle à peindre des atmosphères indécises autour de figures féminines qui doutent et s’affirment avec pudeur. (Romain Guélat)

Certains livres vous emportent plus que d’autres. Parfois même vous habitent durablement telle une odeur tenace travaillant les sens. Vladivostok Circus, le dernier roman d’Elisa Shua Dusapin, fait partie de ceux-là. Style impressionniste et suspendu, mosaïque de situations aux apparences anodines, ballet de sentiments indicibles, incertains circulant entre les êtres, vécu désenchanté et créatif malgré tout.

Trame documentée

Parfois proche de l’auteure japonaise en vogue Yoko Ogawa, l’écrivaine franco-suisse installée à Porrentruy offre une mosaïque de situations aux apparences anodines, saupoudrées de détails minutieux et subtils. Ils ne font qu’accentuer la distorsion entre le regard de l’héroïne Nathalie et celui que les autres portent sur elle. Dans la quête d’un entre-deux d’états suspendus, la jeune apprentie costumière s’emploie à éteindre son sentiment d’exclusion.

Une fiction sur la confiance absolue en l’autre, la virtuosité, le vieillissement, l’accident, le regard, fruit d’un séjour en Russie. L’écriture est précédée d’un intense travail documentaire, d’entretiens aussi, menés avec des acrobates circassiens. Ainsi le Jurassien Johnny Gasser du Cirque familial Starlight à Porrentruy, doUblement primé cette année pour un numéro à la barre russe au Festival International du Cirque à Monte- Carlo. Et ses collègues, Yuri Kreer et Kirill Ivanov, champions du monde de cette discipline évoluant entre démonstration de gymnastique et expression artistique, poétique, chorégraphique.

Oppression

Tout ce qui faisait la peinture durassienne – gros plan sur détails, atmosphère cousue de silences et non-dits – de ces deux premiers récits, Hiver à Sokcho et Les Billes du Pachinko se retrouve infusé de manière renouvelée, comme vêtu d’habits neufs. Ce qui relie ces récits?

«Le questionnement sans fin sur la juste distance entre les êtres, le souci de pouvoir communiquer vraiment, le sentiment, le besoin et l’envie de solitude qui se révèle en même temps douloureuse, la quête de soi, une forme d’oppression ‘en soi’ et à la fois, une volonté d’ouverture immense sur le monde et les autres», détaille l’auteure à la physionomie gracile semblant s’extraire d’un Bal des débutantes.

Vies à la barre

L’histoire se déroule à Vladivostok, cité militaire portuaire russe, base de la Flotte du Pacifique, au cœur d’un cirque traditionnel quasi désert avant la reprise de la saison. Voici pour le décor inspiré à l’écrivaine par le Grand Cirque de Budapest, où elle a séjourné plusieurs semaines en 2019 pour les besoins de sa recherche préparatoire. Dans son récit, des artistes travaillent à la création d’un nouveau numéro à la barre russe pour un concours international. Ils comptent présenter un enchaînement inédit de «quatre triples sauts périlleux sans descendre de la barre.»

Deux porteurs de barre russe, l’un âgé, élevé à la dure dans l’ex-URSS, Anton. L’autre, Nino, est issu d’une famille circassienne allemande. Il ne peut égaler le fils d’Anton, handicapé à vie suite à un accident lors d’un entraînement. Une voltigeuse revêche, Anna, Ukrainienne au corps menacé par le goût des douceurs et les blessures. Leurs vies sont étroitement imbriquées, de leur synchronisation parfaite dépend la sécurité de l’acrobate. S’infiltre alors doucement une styliste romande novice, la narratrice, Nathalie. Elle se sent en porte-à-faux, cherchant d’abord vainement sa place incertaine. Non sans burlesque ouaté.

Expérience physique

Aux yeux de la romancière, il était surtout intéressant «de donner l’idée que la narratrice crée ‘la peau’ du trio, leur personnage. En cela, elle est fondamentale, alors qu’elle-même a l’impression d’être de trop, de ne pas servir à grand-chose» Ainsi, Nathalie découvre les voies d’une émancipation artistique dans la création de costumes scéniques adaptés aux évolutions du trio circassien.

«Imagine que tu es ancrée au fond d’une piscine et que ton corps flotte», lui conseille le metteur en scène. La découverte physique de l’équilibre libère secrètement la jeune femme. Elle se rend compte que sa pensée des matériaux peut impacter le numéro de voltige. «D’où la présence de cette scène au milieu du roman. Il y a un avant et un après. Les membres du trio savent que Nathalie va changer suite à l’expérience de la barre. C’est pourquoi ce sont eux qui lui demandent, lui imposent, pour ainsi dire, de monter dessus», avance l’écrivaine.

Doutes

Les figures féminines principales des récits signés Elisa Shua Dusapin cultivent un rapport fait de détachement et de doutes face à leur métier. A en croire Elisa Shua Dusapin, c’est de manière intuitive que ses héroïnes se révèlent ainsi. Sans qu’elle ne sache pourquoi.

Elle y voit aussi un rapport avec son propre questionnement sur le métier d’écrivaine, sa légitimité à en être une. «Ai-je vraiment envie d’écrire, d’où vient ce besoin, pour- quoi est-ce que je le fais, et si je ne le faisais pas, que pourrais-je faire d’autre? Je ne sais pas, et cela est assez effrayant parfois», constate-t-elle.

Corps révélateur

Chez Nathalie, les relations aux corps des artistes à vêtir sont singulières, complexes. Elle évoque des anatomies «difformes» en EMS, le refus du travail dans la mode. Sans taire le lien brouillé à son corps ayant des problèmes de peau. Le rapport au corps fascine la jeune auteure de 27 ans depuis toujours.

Ses personnages ont souvent des problèmes identitaires, et cela passe aussi par le corps. «Comment l’habiter, l’accepter, que donne- t-il à voir aux autres, quel écart se creuse entre la perception que l’on a de soi et celle que les autres ont de nous?» Il y a ceux qui maîtrisent leur corps à la perfection. Ainsi les acrobates, qui se connaissent parfaitement, sans quoi c’est leur vie qui est littéralement mise en danger. Puis il y a ceux qui subissent leur corps à travers la maladie, les complexes, les handicaps.

«Comment cela influence-t-il le quotidien, le rapport au monde? J’ai voulu explorer ces questions», relève l’auteure. Le récit cite Le Scaphandre et le papillon, où l’écrivain Julien Schnabel parvient à pénétrer l’inconscient du personnage, à livrer ses craintes et angoisses, à nous faire partager des moments qu’on imagine insoutenables, tel celui de se faire coudre les paupières. Un geste qu’Ana reconduit ici, collant les «paupières» d’un chat famélique après son trépas. De même, le souhait de Nathalie de voir le numéro à la barre russe rythmé par le seul souffle amplifié de l’acrobate ukrainienne participe d’une vision endoscopique, organique de l’écriture chère à Elisa Shua Dusapin.

Vladivostok Circus, Editions Zoé.