Le Nicaragua critiqué: info ou intox?

Interviews • Répression, censure, «dérive autoritaire», usure du pouvoir, népotisme, traitement controversé de la pandémie… Le régime de Daniel Ortega est malmené au pays et à l’international. Deux Helvètes résidant au Nicaragua témoignent.

Au Nicaragua, un confinement strict aurait été une catastrophe. Comme on l’a vu au Salvador, où les gens se postaient au bord de la route pour crier famine. (Sergio Ferrari)

Dans les années 80, le Nicaragua sandiniste ralliait toute la gauche après avoir gagné la révolution en chassant par les armes le dictateur Somoza, et instauré un gouvernement populaire et progressiste. 10 ans plus tard, miné par une guerre interne fomentée, appuyée et financée par les Etats-Unis, le gouvernement sandiniste perdait les élections.

Déclin et renaissance

Il s’en est suivi 17 ans de gouvernements néo-libéraux puis en 2006, le retour des Sandinistes menés par Ortega. Ils ont trouvé un pays miné: santé largement privatisée, taux d’analphabétisme record et fin de la gratuité de l’école école. Il y avait une crise énergétique et les entreprises notamment étaient limitées dans leur production par les coupures de courant incessantes et prolongées.
Avec l’arrivée de Daniel Ortega et son équipe, la santé est redevenue gratuite. Ceci avec un effort salué par la communauté internationale pour former des infirmières et des médecins et organiser un système de santé cohérent. Mais aussi réhabiliter et construire des centres hospitaliers. L’éducation primaire et secondaire a été et demeure une priorité.

Dans le viseur

Daniel Ortega, chef du gouvernement sandiniste, a maintenant 75 ans. Il est la source d’une critique incessante. Avec le Venezuela et Cuba, le Nicaragua est la cible de mesures de rétorsions de la part des E-U. En 2018, un soulèvement a lieu. Il fait suite à une décision imposée par le FMI, mais décrétée sans explication ni concertation par le gouvernement de diminuer les déjà maigres retraites.
Rapidement, l’opposition exige le départ d’Ortega. D’où 4 mois de blocage du pays. Avant la reprise en main de la situation par le gouvernement sous les critiques de la droite et de son mentor américain. Mais aussi d’une partie de la gauche européenne, surtout liée à la violence policière des premiers jours de la révolte ayant causé plusieurs centaines de morts.

Essai de compréhension

Alors que le pays commençait à se relever économiquement, est arrivée la crise pandémique. De nouveau les critiques envers le gouvernement se sont intensifiées. Pour tenter de mieux comprendre la situation actuelle, voici l’avis de deux Suisses installés Nicaragua depuis les années 80. Veronica Pfranger fut la coordinatrice locale de deux ONG (Eirene et E-Changer). François Joss après avoir été coopér-acteur de E-Changer s’est installé comme technicien dentaire et a créé le premier centre de formation dans son domaine au Nicaragua.
Ces deux regards croisés sur une réalité complexe tombent à point nommé. Ainsi à un an des élections présidentielles où Daniel Ortega sera probablement encore candidat à sa réélection. Le régime est-il marqué par l’usure d’un pouvoir devenu dictatorial? Ou peut-il être le garant d’une redistribution des richesses et de l’accessibilité aux prestations étatiques?

Le gouvernement est critiqué sur sa gestion de la pandémie. Comment l’avez-vous vécue ainsi que la situation actuelle?
Veronica Pfranger Au début, j’ai été désarçonnée par la stratégie du gouvernement face à la Covid-19. Surtout parce qu’elle était différente de celle des pays voisins et de la majorité de l’Europe. J’ai ensuite compris qu’elle voulait susciter la responsabilité individuelle et était associée à une campagne d’information sur cette pandémie menée porte-à-porte à travers le pays. Mais aussi dans tous les médias. Et ça a bien marché. Il faut comprendre que dans un Etat où 75% de la population gagne sa vie dans le secteur informel, un confinement est impossible. Ce d’autant plus qu’il n’y a pas d’assurances sociales comme en Europe. Il faut relever que les programmes de santé habituels ne se sont pas interrompus. On songe ainsi à la construction des hôpitaux. Ou aux journées de vaccination des petits enfants comme les campagnes de prévention de la dengue, du Zika. Sans oublier les suivis de grossesses, contrôles de croissance et développement des enfants et les soins aux malades chroniques.
Le «retour à la normale» se fait désormais peu à peu, à l’interne, mais les relations aériennes ne sont toujours pas rétablies. Et nombre de collèges privés organisent encore leurs cours à distance.
François Joss  Je n’ai pas vécu le pic de l’épidémie ici étant resté coincé en Suisse où j’étais en vacances durant mars. Je ne suis rentré qu’à fin août ayant dû effectuer un test avant de partir. Ensuite, j’ai eu un suivi téléphonique régulier avec les services du Ministère de la Santé. J’observe que les gens ont intégré les gestes barrières. Et même les soùlons du coin portent des masques. Les gens évitent d’aller dans les hôpitaux tout en suivant bien les recommandations de quarantaine.

L’opposition a fustigé la stratégie gouvernementale face à la crise sanitaire. Quelle aurait été sa position si Daniel Ortega avait décrété une quarantaine à l’image de pays tels la Bolivie ou le Salvador?
FJ Un confinement strict aurait été une catastrophe. Comme on l’a vu au Salvador, où les gens se postaient au bord de la route pour crier famine. Quant à l’opposition, elle critique tout ce que fait Ortega. Elle aurait probablement aussi attaqué le gouvernement s’il avait choisi une autre approche. Il faut voir comment elle a attisé l’angoisse face à la pandémie, répandant des nouvelles qui souvent se sont révélées des fake news. Mais il faut dire que les chiffres officiels de personnes atteintes du virus, surtout au début, n’étaient pas conformes à ce que les gens percevaient de la gravité de la situation.
Ceci dit, il faut admettre que la liberté d’expression est réduite depuis 2018 et tous les prétextes sont bons pour étouffer les avis contraires au gouvernement. Ils circulent pourtant librement sur les réseaux sociaux et dans La Prensa, journal très critique. Les restrictions de rassemblements imposées en 2018 «arrangent» bien le gouvernement encore à l’heure actuelle.

VP L’opposition réagit en critiquant tout ce que fait le gouvernement. C’est d’ailleurs son seul moteur. Elle aurait probablement blâmé un confinement strict, encore plus dans cette période préélectorale. Mais par ailleurs, elle est divisée et ne propose rien de concret sauf de «faire sortir le dictateur», comme elle appelle toujours Ortega. C’est dire qu’elle peine à rallier une majorité de la population sous sa bannière. Surtout si l’on pense que les élections sont dans une année.

En vue des élections de 2021, la pandémie a-t-elle renforcé ou affaibli le front sandiniste?
VP C’est difficile de savoir. Il semble toutefois clair que le sandinisme s’est plutôt resoudé autour de la personnalité de Daniel Ortega. Et cette pandémie a montré que, dans le gouvernement, il y a de nombreuses personnes très compétentes. Elles font preuve de pédagogie pour expliquer que les autorités géraient bien l’urgence, sans négliger le reste du travail, dans tous les champs de compétences de l’État. C’est une réelle force de ce gouvernement.
L’opposition, elle, n’a pas de projet clair, mais peut compter sur un appui international. Un segment important de cette opposition est représenté par la grande bourgeoisie dans laquelle se trouvent de nombreux intellectuels qui ont des contacts étroits avec les médias internationaux. De plus, sa version des faits est celle que le gouvernement américain veut entendre, lui permettant ensuite de diaboliser le président Ortega.
FJ Je veux ajouter que beaucoup de Nicaraguayens essayent de survivre et «de mener leur barque» en ne comptant que sur eux-mêmes. Pour eux, les prochaines élections présidentielles, c’est dans très longtemps puisque souvent ils n’ont pas d’horizon de travail au-delà de la semaine! Ils «font avec» le gouvernement, aussi parce que l’opposition ne leur présente pas une réelle alternative pour le pays. Elle est en outre enlisée dans une lutte interne de leadership.

Comment évaluez-vous le niveau de pauvreté, de l’éducation de la santé et des infrastructures depuis le retour d’Ortega au pouvoir et quelle répercussion la crise a-t-elle sur la vie sociale et économique?
FJ Ces dernières années, on a vu la finalisation du réseau routier avec des liaisons avec toutes les régions du pays, y compris la côte caribéenne. L’éducation s’est améliorée. Tout comme la santé, elle est gratuite. Avec des programmes de santé primaire et de prévention solides. C’est indéniable. Mais aujourd’hui, le niveau de pauvreté augmente à cause de cette pandémie. Mais c’est le lot de toute la région et au-delà. Beaucoup d’entreprises ont dû fermer. Ce qui augmente encore le nombre de travailleurs rejoignant le secteur informel. Mais la solidarité entre voisins va, au moins partiellement, parer au «plus pressé».
VP Effectivement, je crois que cette question il faut la voir sous deux angles. La pandémie va mettre un frein à la diminution de la pauvreté que l’on observait depuis quelques années. Ceci alors que le pays était en train de retrouver son niveau d’avant les troubles qui ont déjà miné la vie sociale et économique en 2018. D’autre part, le gouvernement sandiniste a réalisé de nombreuses actions ayant bénéficié à la population dans son ensemble (pauvres, petite et moyenne bourgeoisie).
J’ajouterai les avancées dans le domaine de l’énergie, non seulement en permettant à presque tout le pays d’y avoir accès. Mais en assurant une transition vers des énergies renouvelables. Cela alors qu’en 2006, 80% de l’électricité était d’origine fossile. L’accès à son lopin de terre légalisé se poursuit et s’accroît. Beaucoup de gens le constatent. Même si le couple présidentiel est critiqué, jusque dans la gauche internationale, la réalité est que la situation des gens s’est globalement bien plus améliorée ces quatorze dernières années que pendant les dix-sept ans où l’opposition actuelle était à la tête de l’Etat. Et cela pèsera sûrement au moment du vote.