Le tabou des règles

La chronique féministe • On pourrait penser qu’au cours des siècles les moeurs ont évolué et qu’aujourd’hui on ne retient que le côté positif des règles: leur présence annonce la possibilité de grossesses à venir.

Mercredi 3 décembre au réveil, j’ai entendu à la radio (RTS Monde) une nouvelle qui m’a une fois de plus assommée: en Inde, où les règles restent un sujet tabou, les femmes sont exclues de la cuisine comme des temples pendant leurs menstruations (cf. ma chronique à ce sujet du 11.1.19), et l’achat de protections s’avère difficile. «En plus du prix, qui peut être très élevé pour des femmes pauvres, on estime que plus de la moitié des Indiennes n’ont pas de serviettes hygiéniques», explique Sébastien Farcis, correspondant de la RTS en Inde. «Pour les plus jeunes, c’est un problème d’éducation, car près de 20% des filles qui commencent à avoir leurs règles arrêtent d’aller à l’école.» Un habitant dans le Sud du pays a monté une production locale de protections à bas prix. Bollywood a produit un film sur l’action de cet homme devenu un symbole et surnommé «Padman» («l’homme aux serviettes»). Il y a deux ans, le gouvernement indien a retiré toute taxe TVA de ces produits, suite à une longue campagne de la société civile. Depuis quelques mois, les serviettes hygiéniques sont entrées dans la liste des biens essentiels, qui doivent être facilement disponibles dans les pharmacies, et à des prix régulés.

Revenons aux origines: «La femme qui aura un flux de sang en sa chair, restera sept jours dans son impureté. Quiconque la touchera sera impur jusqu’au soir. Tout lit sur lequel elle couchera pendant son impureté sera impur, et tout objet sur lequel elle s’assiéra sera impur» (Lévitique 15:19-23). Lors de l’accouchement, la femme est «impure» 7 jours + 33 à se purifier pour un fils, le double pour une fille (Lévitique 12:1-8).
Ce livre de l’Ancien Testament fut rédigé au Ve siècle avant J.-C. Comme tous les textes dits fondateurs, il fige par écrit une tradition. Ce qui frappe, dans ce genre de propos, c’est la haine envers les femmes. Les sociologues et les ethnologues s’entendent pour en donner deux raisons: le sang que les hommes versent volontairement à la chasse est supérieur à celui, involontaire, des menstrues des femmes. En outre, les hommes auraient de tout temps été jaloux du formidable pouvoir des femmes de porter et de donner la vie.

On pourrait penser qu’au cours des siècles les moeurs ont évolué et qu’aujourd’hui on ne retient que le côté positif des règles: leur présence annonce la possibilité de grossesses à venir. Hélas, le sujet reste tabou et la situation de nombreuses femmes, dramatique. Selon une estimation de l’OMS et de l’UNICEF de 2015, 500 millions de femmes dans le monde vivent dans la précarité menstruelle: elles n’ont pas ou peu accès à des protections périodiques.
En Afrique, la femme qui a ses règles est mise à l’écart. Certaines jeunes filles subissent des moqueries ou des injures de leurs camarades. A cela s’ajoute l’inaccessibilité à l’hygiène dans les lieux publics, comme l’école. De plus, l’approvisionnement en serviettes hygiéniques pour les plus démunies est encore difficile, car elles coûtent relativement cher, des jeunes filles se voient obligées d’utiliser d’autres moyens qui pourraient être dangereux pour leur santé. Plusieurs femmes africaines vivent leur période de menstruation comme un véritable calvaire.

Dans les pays où existe l’extrême pauvreté, le coût élevé des protections menstruelles rendent les jeunes filles particulièrement vulnérables. Dans l’ouest du Kenya, par exemple, 10% des adolescentes de 15 ans obtiendraient des serviettes hygiéniques en échange de faveurs sexuelles.

La précarité menstruelle n’entraîne pas seulement une gêne. Elle pose des problèmes de santé comme des démangeaisons et infections pouvant être graves, ainsi qu’un risque de choc toxique si certaines protections sont portées trop longtemps, pouvant entraîner la mort. Au-delà des conséquences physiques, la précarité menstruelle a aussi pour conséquence l’exclusion, et le décrochage scolaire chez les jeunes filles.
Dans les pays occidentaux, ce sont notamment les femmes sans abri, les personnes précaires et les étudiantes qui sont touchées par la précarité menstruelle. De même que les prisonnières, à qui ne sont pas toujours fournies suffisamment de protections. Certaines détenues iraient jusqu’à se fabriquer des coupes menstruelles avec des bouteilles en plastique, selon un récent article du Nouvel Obs.

En Macédoine du Nord, 90% des étudiantes qui vivent dans les zones rurales manquent l’école entre 4 et 5 jours pendant leurs règles, selon des recherches de l’OMS. En France, une association distribue des kits d’hygiène aux femmes SDF, estimées à plus de 50’000 dans l’hexagone, selon une étude de l’Insee en 2012. La taxe TVA sur les protections périodiques a été abaissée de 20% à 5,5% en 2016. Le gouvernement français a lancé cet automne une expérimentation visant à distribuer gratuitement des protections hygiéniques auprès d’étudiantes, de détenues, de femmes précaires et sans abri.
Au Royaume-Uni, une jeune femme sur dix ne pourrait pas se payer de protection hygiénique, selon une étude de «Plan International UD». En 2017, plus de 130’000 filles auraient manqué l’école en raison d’un manque de protections hygiéniques.

D’autres régions comme l’Angleterre, la Colombie, Séoul en Corée du Sud, la Colombie-Britannique au Canada mettent déjà gratuitement à disposition les protections menstruelles dans les établissements scolaires et les universités. Mais l’Ecosse est la région qui va actuellement le plus loin dans la lutte contre la précarité menstruelle. Fin novembre, son parlement a adopté à l’unanimité une loi pour rendre les protections hygiéniques gratuites pour toutes les femmes, en les distribuant dans les bâtiments publics.
En Suisse, en retard comme toujours, seule la commune de Tavannes, dans le canton de Berne, a décidé de mettre à disposition des protections périodiques à ses élèves. Les cantons du Valais et de Berne ont récemment refusé des postulats allant dans ce sens. Dans le canton de Vaud, un texte de la gauche devrait être débattu prochainement par le Parlement. Au regard de la loi sur la TVA, les protections menstruelles font partie des produits de luxe (sic!), et sont donc taxées à hauteur de 7,7%. En juin dernier, le Conseil fédéral a mis en consultation un projet de révision de cette loi, dans laquelle les protections menstruelles passeraient dans la liste des produits essentiels et ne seraient plus taxés qu’à 2,5%. Il serait temps!

Décidément, tout ce qui touche au corps des femmes reste tabou, dans le monde entier.