Etat de soutiens à la culture menacée

Crise • L’action «No culture no future» alerte sur un «écosystème culturel» gravement impacté. Le Canton et la Ville de Genève s’engagent à soutenir les milieux culturels. La syndicaliste Anne Papilloud défend optimisation et simplification de l’aide fédérale

A Genève, artistes et sympathisant.e.s se sont réuni.e.s à la Place du Molard pour une action visant à préserver l’écosystème culturel en péril. (DR)

Sous la bannière «No culture no future», une action collective s’est tenue samedi dernier dans une dizaine de cités romandes. Ceci afin d’«alerter les autorités et l’opinion publique sur la nécessité d’agir rapidement pour soutenir un secteur à nouveau à l’arrêt depuis bientôt quatre mois», selon la lettre ouverte des 31 faîtières et organisations romandes. L’action se poursuit deux semaines durant.

Fonds débloqués

A la tête du Département de la cohésion sociale (DCS), le Conseiller d’Etat socialiste genevois Thierry Apothéloz rappelle que le DCS «a uni ses forces» avec la Ville de Genève (VdG), l’Association des communes genevoises et la Loterie romande «pour assurer et répartir le financement, à hauteur de 32,4 millions de francs, des mesures prévues par la Confédération pour venir en aide aux acteurs et actrices de la culture frappé.e.s par les conséquences économiques du coronavirus».

Parallèlement, il a débloqué 4 millions pour indemniser le secteur du livre, disquaires, labels musicaux et galeries d’art contemporain, «lesquels avaient été exclus de la première ordonnance fédérale visant à atténuer les conséquences économiques du coronavirus dans le secteur de la culture.» De plus, le canton a avalisé la proposition formulée par l’organe genevois de répartition des bénéfices de la Loterie romande «destinant 2 millions à une aide exceptionnelle aux artistes indépendants.»

Dispositifs à la Ville

Dirigé depuis 2011 par le socialiste Sami Kanaan, le Département de la culture de la VdG a notamment garanti les subventions au domaine culturel en 2020 et 2021, «malgré les annulations de spectacles, les fermetures des lieux ou les autres formes de restrictions», précise Armelle Combre, responsable de l’Unité communication du Département. Dans son budget 2021, la Ville maintient, voire augmente les aides. Ainsi, par exemple, le soutien à la création pour les musiques actuelles (+125’000).

Depuis ce mois, le dispositif prévoit entre autres des aides au loyer pour les activités de création. Dans le cadre de ce dispositif, la Ville assume pour 2,3 millions, «la moitié genevoise du montant des indemnisations des entreprises, des acteurs et actrices culturel.le.s éligibles qu’elle subventionne.»

A Genève, la manifestation «No culture no future» a rassemblé quelques 200 artistes (arts vivants, plastiques, cinéma…) et sympathisant.e.s, le 13 février. Sur l’invitation à se statufier silencieusement du chorégraphe Foofwa d’Imobilité, certaines femmes de théâtre écartent alors leurs bras, grands oiseaux noirs enlisés dans la crise pandémique. Des tableaux vivants, poignants et dignes, faisant écho en loin des protestations pour les disparu.e.s en Amérique centrale et latine.

Priorité à l’emploi

Face aux légitimes inquiétudes de professionnel.le.s de la culture menacé.e.s par l’horizon d’un véritable «désert culturel» et d’une précarisation accrue, Thierry Apothéloz se veut rassurant. «Le canton continuera… d’indemniser les pertes financières des entreprises, acteurs et actrices culturelles et contribuera au financement de projets de transformation», précise-t-il. Avant de poursuivre: «Je m’engage à soutenir le vivier créatif que représentent les acteurs et actrices culturelles aussi longtemps que la situation l’exige».

Le Magistrat rappelle: «Le Conseil d’Etat est particulièrement sensible à préserver un secteur qui est non seulement nécessaire à la cohésion sociale, mais constitue un tissu économique important, avec près de 20’000 emplois directs et indirects à Genève.» Pour mémoire, selon la première étude détaillée due à la Haute école de gestion1, la culture est un acteur-clé, en deuxième position après la finance, dans l’économie genevoise. A son actif, 6% des emplois dans le canton et 4,6 milliards de francs de valeur ajoutée.

La culture si vitale

Au plan fédéral, le secteur culturel assure 300’000 emplois et représente 3% du PIB. Mais l’enjeu est aussi social, humain et métaphysique, selon Olivia Csiky Trnka du comité TIGRE, faîtière des producteur.rice.x.s genevoi.se.x.s de théâtre indépendant et professionnel. «Du côté des compagnies artistiques, il n’y a pas de profit généré. L’argent est immédiatement réinvesti en salaires et projets.»

La femme de théâtre ajoute: «Nous réalisons un vrai travail de communautés. Ceci en donnant aux gens des outils pour réfléchir – tant individuellement que collectivement – à notre monde, ce qui s’y déroule aujourd’hui. L’Art incarne des futurs possibles. Les traumatismes générés par la pandémie se répercuteront sur plusieurs générations. Le rôle de la culture est aussi d’en canaliser et accompagner les effets délétères pour le vivre ensemble.»

Aux yeux de la secrétaire générale du syndicat suisse romand du spectacle (SSRS), Anne Papilloud, «une des dimensions essentielles de cette crise, toujours davantage mise en avant par le corps médical concerne les effets psychiques sur les personnes résultant de la durée et la profondeur de la crise et des (semi-) confinements. La culture, c’est tellement de choses: un livre ou de la musique à découvrir en solitaire à la maison. Mais il y a aussi cette dimension fondamentale de lien social, la possibilité de cocréer ensemble quelque chose. Pour avoir un regard autre sur le monde. Toutes les mesures estivales ou autres pour rouvrir, de manière encadrée, les lieux et sites culturels sont une manière pour les artistes de retrouver le public. Mais surtout pour le public de renouer avec les artistes. C’est un manque immense aujourd’hui.»

Le volet recherches

Pour les milieux culturels, il y a la demande d’un développement massif des soutiens à la recherche artistique et à la formation continue. Ce que confirme Anne Papilloud. «En cette période marquée par l’impossibilité pour les milieux culturels d’exercer leur métier, il y a ce besoin d’utiliser ce temps pour de la recherche, de la création et de la formation continue. Ce sont les institutions culturelles et/ou les autorités cantonales et communales qui prennent en charge ces soutiens.» Dans le canton de Vaud, l’Etat a ainsi lancé des bourses de recherches permettant aux acteurs.trices culturelles de demander un soutien financier afin de pouvoir travailler «hors des contraintes liées à la représentation».

Un état de nécessité et une évolution dont Thierry Apothéloz prend acte. «Dans le cadre des projets de transformation, qui doivent permettre aux entreprises culturelles de faire face aux nouvelles circonstances et trouver de nouvelles stratégies pour s’y adapter, le canton contribuera au financement de ces projets, qui dépassent la stricte diffusion des oeuvres», relève le Magistrat. Il précise: «Ces projets peuvent d’ailleurs porter sur des activités de recherche, de formation, de médiation, allant bien au-delà de nouveaux modes de diffusion.»

Point de rupture atteint

Selon un sondage publié le 10 février dernier par la Task Force Culture romande, 43% des acteurs.trices culturelles en Suisse romande craignent de devoir changer de profession, le personnel technique (58%) se sentant plus menacé que les artistes (41%). Près d’une entreprise culturelle sur deux (46%) considère sa situation de sérieuse à catastrophique. Défendant le modèle zurichois et ses aides simplifiées touchant directement les personnes concernées, Anne Papilloud constate que «les autorités fédérales peinent à prendre la mesure de l’ampleur de la crise traversée par les milieux culturels. Et à apporter les réponses adéquates à cette crise.»

Pour Thierry Apothéloz, ce sondage est «alarmant et ses résultats disent une situation d’un secteur économique… au point de rupture. Certaines personnes du monde culturel ne disposent pas du statut d’indépendant car ils ne remplissent pas les conditions minimales. Par les dispositifs qu’il met en place, ou auxquels il participe, le canton entend justement donner aux artistes les moyens de continuer à exercer leurs activités.» Dans le même but, la Ville annonce pour le premier trimestre 2021, entre autres des bourses de recherche mais «ouvertes à la fois aux artistes et aux professions non-artistiques de la culture. Des résidences seront également proposées.» Elle affiche sa volonté d’atteindre les personnes passées à travers les filets de l’aide.

Réouverture reportée sine die

La lettre ouverte de «No culture no future» met en lumière la pétrification de «l’écosystème culturel». Reports et annulations provisoires puis définitives viennent congestionner un régime de production et de programmation sur plusieurs années.  Les lieux culturels semblent pour la plupart prêts à réouvrir en adaptant leur accueil aux conditions exigées sous pandémie. L’idée force est celle d’une transversalité des luttes et revendications avec d’autres secteurs économiquement interdépendants selon Anne Papilloud.

Outre une simplification et une accélération des démarches administratives nécessaires pour l’obtention des indemnités financières fédérales reconnues comme «compliquées» par Anne Papilloud, Thierry Apothéloz et les milieux culturels, la réouverture progressive des lieux culturels au public est demandée urgemment. «Le problème pour les autorités fédérales est de prouver un lien de causalité direct entre lieux culturels ouverts sous mesures sanitaires strictes et diffusion du virus. Or d’autres pays européens ont permis semblables réouvertures. Sans incidences notables sur le taux de contamination», précise la syndicaliste.

Le Conseil fédéral a annoncé quelques arbitrages le 17 février. Commerces, musées et zoos rouvriront le 1er mars: rien d’autre. Les milieux artistiques et leurs soutiens n’ont guère été entendus à Berne. Côté milieux culturels, la déception est immense. Mais la mobilisation se poursuit. Interrogée par 24 Heures (17.02.21), Anne Papilloud relève les insuffisances de l’aide fédérale. «Le Conseil fédéral n’a pas entendu ce que martèle la Taskforce nationale, à savoir de dire d’emblée que tous les moyens financiers seront mis en œuvre pour aider les personnes touchées par les restrictions, insiste la secrétaire générale du SSRS. Certes, la Confédération a augmenté les montants pour les cas de rigueur, mais cela reste insuffisant.»

1 Le «poids» de l’économie créative et culturelle à Genève, HEG, mars 2017.
Lettre ouverte sur: noculturenofuture.ch