Jours résignés dans Wuhan confinée

Cinéma • «Coronation» de l’artiste dissident, sculpteur, blogueur, photographe et documentariste Ai Weiwei est un récit kaléidoscopique, fragmentaire et parfois poignant. Ceci en plusieurs angles de vécus parcourant Wuhan sous confinement.

Combinaisons de protection, masques et visières à foison. Face à l’Occident pris de court dans les premiers mois pandémiques, la supériorité logistique de Wuhan est évidente dans Coronation. (DR)

Face à la pandémie naissante, le film pourrait servir à la fois la propagande du régime – efficacité hospitalière, action déterminée, autodiscipline, confinement rapide à large échelle – et ses plus fervents détracteurs sur les droits humains. Ces derniers semblent parfois oublier que le bilan mondial affiche bientôt trois millions de morts, 10’000 en Suisse et dix fois plus en France. La Chine ne reconnait officiellement toujours que 4840 décès depuis son premier cas signalé en décembre 2019.

Le cinéma du réel stylisé d’Ai Weiwei se fonde sur une douzaine de vidéos tournées semi-clandestinement par des contacts du cinéaste dans la capitale du Hubei, la première région au monde à mettre ses 11 millions de citadins dans un confinement strict, du 23 janvier au 8 avril 2020. A l’époque, nul vaccin à l’horizon. Les connaissances sur la transmission aéroportée du virus sont controversées. Et il s’avère complexe de distinguer le Covid-19 d’autres affections et de l’épidémie de SARS cuvée 2003. Pour le réalisateur, «les dirigeants chinois savaient ce qui se passait plusieurs mois avant la mise en quarantaine de Wuhan, mais ils ont décidé de dissimuler la vérité.» (Le Figaro, 22.03.21).

Eloge du banal

Coronation, contraction anglaise de «nation» et «couronnement» concilie un regard documentaire flottant alliant la banalité des travaux et jours à l’ironie diffuse, étrange et parfois désespérée d’un conte voltairien. Dès l’entame, la marque de fabrique du cinéaste infuse des plans aériens atmosphériques captés par drone, une avancée ouatée et décélérée sur la Gare de Wuhan déserte.

Alors que l’engourdissement colonise lentement le spectateur, un livreur déposant les aliments possiblement commandés par WeChat à un locataire portant masque et sac de plastique transparent sur la tête suscite un effet burlesque inattendu. Une musique anxiogène accompagne les déambulations d’un médecin dans un interminable couloir de l’un des hôpitaux de campagne construit en dix jours par 4000 ouvriers sous l’égide de l’Armée populaire de libération. Chez ce «monstre bâtisseur» qu’est la Chine, la caméra suit l’édification nocturne de ce qui n’est pas un décor de fable dystopique. Le film n’ayant ni voix off ni légendes, il s’agit peut-être de «l’Hôpital du dieu du Feu» (Huoshenshan). A ce propos, Bingtao Chen, Chinois de Paris venu retrouver ses parents à Wuhan puis confiné, note le 3 février dans son Journal de bord, (Wuhan confidentiel): «Il est gigantesque, 25’000 m2, et peut accueillir 1000 lits.»

Mission compassion

Si le documentaire colle honnêtement au réel prosaïque et ennuyeux suivant travaux et jours, les commentaires a posteriori du cinéaste et de critiques semblent vouloir contraindre le spectateur à une posture de témoin halluciné d’une crise sanitaire censée révéler – une fois encore – la nature libérale-totalitaire de l’ex-Empire du Milieu. Pour ne citer qu’eux, les cas des personnes lanceuses d’alertes disparues ou incarcérées depuis le début de la pandémie, les laogai ou camps de travail forcé et leurs 5 à 8 millions de détenus, la répression et les persécutions des Ouïghours et Tibétains sont des éléments à charge.

Mais dans Coronation, les preuves avérées d’une emprise totalitaire ne sautent pas aux yeux. On y voit ainsi une file devant un hôpital, où des gens attendent qu’on les appelle pour récupérer l’urne de leur proche décédé, peut-être comme dans un supermarché. Ou ce jeune homme interdit de quitter la cité, après s’être porté volontaire pour aider à la construction d’un hôpital de fortune. Faute de ressources, il est contraint de dormir dans un parking. Il se suicidera en rentrant chez lui. De là à prétendre que tout cela est le fruit d’un pouvoir tyrannique profitant de l’urgence sanitaire pour étendre son empire et étrangler son peuple, il y a un pas problématique à franchir. Si l’on en croit par ailleurs certains médecins français basés à Pékin – et donc soupçonnés de n’être pas libres de leurs propos –, la Chine a réalisé ce qu’il fallait pour protéger sa population du virus et d’une crise multiforme. L’Occident peut-elle en dire autant?

En trois documentaires, Ai Weiwei exilé sur sol européen depuis 2015 et établi à Lisbonne a tenté de concrétiser une saisie empathique de réalités dramatiques pour participer à un hypothétique éveil des consciences. A entendre certains de ses entretiens, l’artiste de renommée internationale ne semble guère y croire. Que ce soit avec Human Flow pour la crise des migrants, dont il suit les parcours dans 23 pays en inscrivant sa présence compassionnelle de bon samaritain de l’écoute engagée en toutes situations à la manière d’un Michael Moore ici quasi mutique et saint-sulpicien. Mais aussi les 43 étudiants mexicains disparus à Iguala en septembre 2014 au détour de Vivos, impressionnant film méditatif et pictural. Une sorte de Stabat Mater pour les familles victimes d’un deuil sans fin. Avec cette interrogation: «La société mondialisée parviendra-t-elle à s’extraire de la peur, de l’isolement et du repli sur soi?» Pour la Chine, le constat du cinéaste est le suivant (Le Figaro, 22.03.21) : «Aujourd’hui 80% de la population croit que le communisme est la solution… Je reconnais la puissance de l’Etat chinois et son efficacité à exécuter ses décisions sans accorder la moindre place au consentement». Dont acte.

Coronation. Visible sur Vimeo