Rose comme la mort infinie

Cinéma • Jamais l’humanité ne s’est ainsi confinée à l’échelle planétaire. Ecrit avant la pandémie, «The Pink Cloud» imagine un couple improbable confit au Brésil dans un confinement absolu et illimité. Un joyau de sensibilité émotionnelle.

The Pink Cloud passe du registre du mystère et de la suggestion à celui de la contemplation résignée et de la réinvention de soi confiné. (© trigon-film.org)

En 13 mois, une peur mondiale a généré un réel plus invraisemblable, voire absurde ou paradoxal que la fiction. Entre espérance, fatalisme, humour vaporeux et poésie de la tragédie, « The Pink Cloud » est écrit en 2017 par la cinéaste brésilienne Iliu Gerbase, établie à Porto Alegre et dont c’est le premier long-métrage. L’opus fut tourné en 2019 et monté pour partie l’année suivante sous crise multiforme.

Calme chaos

La fable nous immerge dans les strates les plus profondes travaillant les états d’âme et contradictions de ces deux personnages principaux. «En termes de sentiments et d’émotions éprouvés et traversés, le scénario me semble toujours d’une grande acuité. Mais la situation brésilienne avec sa non-gestion irresponsable et catastrophique de la pandémie, ses milliers de morts quotidiens, et le chaos humain, social en résultant, évoqués de manière médiane et éphémère dans « The Pink Cloud », est autrement plus terrible et anxiogène. En un mois, ce film méditatif voit l’installation d’un tube permettant le ravitaillement des personnes cloîtrées. Ici, Jair Bolsonaro ne se préoccupe que du business et de la perpétuation d’activités économiques écocides et humanicides. C’est l’une des grandes différences avec la fiction où l’on prend rapidement soin des habitants en quarantaine», relève la réalisatrice en entretien.

L’intranquilité qui envahit le réel et vient hanter l’ordre social n’est pas nouveau dans le cinéma brésilien de ce début de siècle. Cette fable rétro-futuriste plus que dystopique anticipe moins qu’elle n’offre un cadre de questionnements et retours sur soi en temps anxiogènes de contraintes sanitaires sans réelles butées temporelles. A l’aurore ou au crépuscule, un nuage rose pâle «mignon et merveilleux, ne semblant nullement dommageable» apparaît au ciel d’une cité brésilienne. Il tue toute personne, mais pas les animaux (ce qui apparaît révélateur face à leur extinction progressive due à l’homme) entrant à son contact plus d’une poignée de secondes. L’humanité est alors asservie à un confinement strict. Sans aucun contact avec l’extérieur alors que le ravitaillement se déroule par drones.

Histoire sans fin

Entre vœu pieux d’un nuage évaporé pour l’hiver – comme le Covid-19 en période estivale – et résignation, la quarantaine est vue sur une décennie à travers la relation confrontant deux êtres que tout semble disjoindre. Côté féminin ayant le pouvoir économique dans le cossu penthouse sur deux étages, Renata de Lélis incarne une Giovana toute de désarroi et force mêlés. Quant à lui, Yago est ce taciturne adepte du lâcher-prise, chiropracteur au chômage forcé incarné en sa placidité boudeuse et détachée par Eduardo Mendonça.

Eventail de possibles

Les deux croyaient à une aventure d’un soir. Elle se transforme en une relation à durée indéterminée. Au fil d’une dizaine d’années, ils vont se mettre en couple et avoir un enfant lors d’une poignante scène d’accouchement monitorée par une sage-femme via Skype. «Au Brésil, le risque d’une hospitalisation est bien plus élevé sous pandémie pour les futures mères dans des établissements surchargés que pour les autres personnes de leur classe d’âge», souligne la cinéaste.

Les deux amants vont se séparer sans quitter l’appartement sanctuaire et prison. Faire l’amour virtuellement par écran interposé avec une femme lointaine pour Yago. Cet éventail des possibles se traduit dans une mise en scène foisonnante et sophistiquée qui multiplie, sur plusieurs niveaux, les contrastes. Des personnages masculins sont dans le soin à l’autre, ce qui inverse la traditionnelle distribution des rôles genrés. Sur le plan social, le film explore moins un conflit binaire qu’une convergence épisodique entre deux âmes esseulées transcendant les clivages de classes et de tempéraments.

«Le monde d’après», horizon lointain

Voici une sidérante immersion dans une vie de couple embastillée. On peut y déceler en creux une critique bienvenue de cette surenchère interprétative face à un virus où chaque personne se veut l’augure avisé du «monde d’après» alors qu’elle n’a rendez-vous qu’avec elle-même. Au jour le jour. Avec la conviction que si l’on ne peut changer le monde, peut-être faut-il avoir la modestie de commencer par soi. Sans déguiser l’égoïsme en abnégation engagée, concernée, dans un univers domestique aux opportunités de déplacements atrophiées.

Habilement, le film ne s’intéresse pas à ce que ce le nuage létal «dit» – origine scientifique, les morts subites, l’autocontrôle social, la criminalité en baisse, le suicide, la plus haute des solitudes, l’inutilité progressive des prothèses virtuelles… – mais à ce qu’on lui fait dire. D’abord à l’écran, les étranges lambeaux duveteux géostationnaires transitent du rosé au violet puis à des teintes d’aurore boréale. Le nuage suit ainsi dans ses dégradés la large palette émotionnelle traversée par ce couple malgré lui.

Hyperréalisme et surréalisme

Droguée à la réalité virtuelle sous casque, Giovana prendra goût au repli sensoriel perceptif sur elle, semblant dire pour longtemps adieu au monde. Elle emprunte in fine une forme de résistance ultime à la routine et à l’épuisement. Quitte à mettre son existence en jeu par le fait de résister comme l’on respire. Dont son oui profond à tout ce dont la société et l’urgence sanitaire nous ont séparés. Que signifie vivre encore avec la précarité et l’incertitude s’amplifiant? Quels sens à trouver à ses épreuves favorisant parfois des tyrans pour étrangler leurs populations et étendre leur empire?

La réalisation s’inspire de L’Ange exterminateur (1962) dû à Luis Buñuel. Lors d’une réception mondaine, les invités, victimes d’une mystérieuse maladie de la volonté ne pourront plus partir. Et personne de l’extérieur n’est en mesure de leur porter secours. Tourné avec peu de moyens au Mexique. Ce film surréaliste est une puissante fable sociale et une image corrosive de la bourgeoisie conservatrice aux multiples interprétations et exégèses possibles. A l’instar du film signé Iliu Gerbase.

« The Pink Cloud ». A découvrir sur filmingo.ch dès le 8 avril.