L’Amérique poétique et intime

Musique • L’envoutant songwriter et guitariste étasunien Buck Curran à la voix basse et profonde affectionne les poèmes sonores expérimentaux créés par improvisation. Il était en concert à la Cave 12. Et à infuser sur la toile.

Buck Curran imagine des atmosphères denses et contrastées qui emmènent dans des endroits hypnotiques. (Marion Innocenzi)

Dans la tradition du Protest Song d’un Bob Dylan et de la poésie méconnue d’un Hendrix plus sensible à poser des couleurs que des notes dans sa musique, le songwriter et luthier américain installé en Italie achevait à la Cave 12 genevoise, le dimanche 3 octobre dernier, un set d’une magnifique limpidité par son légendaire Standing Rock Plain. On y entend ces paroles: «la Grande Nation Sioux chante en refrain/Je ne veux pas de l’or noir, ni de la doleur qu’il apporte./Laissez l’eau couler claire sur notre terre ancestrale.»

Aux côtés des Indiens

A l’époque de sa création, l’adepte du fingerpicking hérité du blues des Appalaches, Buck Curran, ne mâchait pas ses mots: «Le fait de savoir qu’en 2016 de grandes atrocités sont perpétrées sur des personnes au milieu de l’Amérique aux mains des ambitions et de l’avidité des entreprises me secoue profondément. Les personnes et les familles qui manifestent à Standing Rock sont des Américains qui luttent pour leurs droits, leur sécurité, l’intégrité et l’avenir de leur terre.»

L’artiste souligne l’influence sur son texte du poète et chanteur militant amérindien John Trudell, qui fut porte-voix des tribus amérindiennes et président de l’American Indian Movement de 1973 à 1979, et son talking blues crépusculaire et humaniste. Un morceau dédié à la lutte des Indiens autochtones à laquelle se joignirent Neil Young et le guitariste folk mystique rêveur estampillé «American Primitive», Robbie Basho. Aiguillé par sa six cordes réverbérantes, le titre chemine telle une ballade à dos de cheval enfourché par une tessiture grave, profonde, un brin trainante évoquant de loin en loin le musicien américain Ry Cooder. Ou un Johnny Cash tardif, dont la voix sait raconter comme aucune autre.

Imaginaire foisonnant

Pendant une heure vingt de morceaux saupoudrés de versions alternatives, l’auditoire fait l’expérience d’un imaginaire foisonnant, tendu entre horizons folk, blues, rock, influences arabo-andalouses, indiennes et psychédélisme. Rarement entre instrumentaux aux paysages changeants, drones lancinants et volutes célébrant l’amour inconditionnel, a-t-on connu une telle variété d’émotions hypnotiques. Prenez l’instrumental Blue Raga influencé selon son auteur par une atmosphère à la Ry Cooder du film Paris Texas de Wenders, un jeu technique de guitare virtuose partant vers des inflexions plus inquiètes avant de faire retour à son cœur apaisé.

«Il me fallait faire chanter la guitare comme une voix spatialisée avec le souvenir de l’œuvre de Davey Graham, l’une des plus grandes figures folk blues britannique des années 60/70, qui a notamment marqué Paul Simon ou Jimmy Page de Led Zeppelin». L’artiste confie visualiser ses morceaux plus que les composer à la partition. Fruits d’improvisations, ils alternent instrumentaux acoustiques puis électriques et compositions inspirées par des visions des paysages de la vie: amour inconditionnel, sens de la perte et du deuil, attente d’une nouvelle vie chez son épouse enceinte d’un fils âgé aujourd’hui de quatre ans, haïkus poétiques sur l’impermanence.

Son inspiration, il la puise un peu partout, «la musique expérimentale, le folk des années 60 et 70, le blues rock psychédélique, le jazz, la musique classique occidentale et la musique classique indienne». Son premier album au piano Django (New Years Day) ne s’est-il pas forgé sous les fondations croisées de Claude Debussy et Erik Satie? A 54 ans, il affiche ses traits pré-raphaélites de Christ ne s’étant pas cisaillé le cheveu depuis le début de la pandémie.

L’homme est d’une absolue attention à tout ce qui vibre et vit. Sur scène, entre deux compostions, Buck Curran rapporte avec une douceur ourlée de bienveillance les témoignages de femmes proches. Vaccinées contre la Covid, elles saignent leurs «stigmates», voyant leurs cycles menstruels perturbés. Des symptômes encore peu connus attestés par des médecins suisses.

Surnaturel

De It’s Alright, Ma (I’m Only Bleeding), chanson de Bob Dylan, il retient la poésie crépusculaire, eschatologique en ce passage: «Celui qui n’est pas occupé à naître est occupé à mourir». Il restera magnétisé par le Dylan de ce morceau et ses riffs blues folk épurés des Appalaches tel un «lent renvoi poétique», lui insufflant la manière dont il souhaite amener thèmes et images, idées et paysages. En porte la trace One Evening, lamento interprété à la guitare sèche et électrique qui hulule, voix incantatoire pendulant entre espérance de la naissance, incertitude et peur.

Les paroles évoquent alors «de la fumée de fusil, des guerres et des rumeurs…/Des répétitions d’une histoire cauchemardesque sans fin/Dans laquelle nous courons, mais il n’y a nulle part où se cacher.» Nimbé de spiritualité mystique, de poésie et mythologie latine et grecque ainsi que de légendes irlandaises, Buck Carran s’adosse au sensoriel de paysages cinéma voire post-apocalyptiques comme inconditionnel du film dystopique ténébreux, Le Fils de l’homme d’Alfonso Cuarón, dont témoigne aussi One Evening. Il fait donc la part belle au surnaturel. Où quelque chose d’opaque demeure dans un corps tour à tour prisonnier et émancipé d’une rêverie à nulle autre pareille.

A écouter sur: https://bandcamp.com/tag/buck-curran; https://obsoleterecordings.bandcamp.com/album/no- love-is-sorrow