Depuis la nuit des temps, l’humanité a pris soin de tous les individus qui la composent, sa pérennité en atteste. Si à l’époque préhistorique le groupe n’avait pas pris en charge les nouveaux nés (dont la mortalité était de 50%), les personnes malades sur qui on faisait des opérations chirurgicales (trépanation avec 70% de taux de réussite), nous n’aurions tout simplement pas survécu. Que dire de l’amputé retrouvé sur le site archéologique de Buthiers-Boulancourt en France et qui atteste de la plus ancienne amputation connue (5’000 ans avant notre ère). Cet homme, privé de son avant-bras gauche, a survécu car son groupe s’est occupé de lui, à pris soin de lui.
En 2015, dans nos sociétés, il ne s’agit pas de survivre mais de grandir, vivre et mourir en étant entouré, en faisant partie de la communauté. Mais aujourd’hui, il n’y a plus de groupe. Chaque famille est devenue une petite unité qui doit s’autogérer seule et les institutions publiques, pour lesquelles nous nous sommes mutés en clients, font souvent défaut. De combien de places de crèche avons-nous besoin? Combien de personnes âgées ou malades sont à la charge de proches car les institutions prévues pour les accueillir sont hors de prix ou ont des listes d’attentes interminables? Qu’en est-il de la restriction des soins à domicile, comme de la durée des séjours à l’hôpital? Alors, tout un chacun applique la règle qui lui est inculquée et qui est celle que notre monde a choisie: les chiffres, les chiffres encore les chiffres. Quand on a les yeux rivés sur des chiffres, on se tourne vers les personnes qui demandent le moins possible: des travailleuses et travailleurs migrant-e-s, souvent sans autorisation de séjour, contraint-e-s de travailler «au noir», «au gris foncé» ou encore «au gris clair».
Laetitia Carreras du Centre de Contact Suisses-Immigrés (CCSI) de Genève définit différentes catégories: «Le travail »au noir » est le fait de ne pas déclarer une partie ou la totalité de ses revenus. Cette catégorie regroupe, principalement, des personnes de nationalité suisse ou ayant une autorisation de séjour, ainsi que des entreprises. La catégorie du travail »au gris » regroupe les personnes qui n’ont pas de statut légal mais qui sont déclarées aux assurances sociales. Enfin, dans le jargon, nous parlons de »gris foncé » pour les personnes déclarées à l’administration fiscale, qui paient des impôts, mais ne possèdent pas d’autorisation de séjour.» Cette situation est schizophrénique aussi bien pour les personnes sans statut légal que pour celles qui font appel à leurs services.
L’absence de statut est fabriquée par notre système
Ainsi, avoir un travail, même déclaré, et payer ses impôts ne donnent pas droit à des papiers en règle. Laetitia Carreras ajoute que «la Suisse a un cadre législatif en matière de migration qui fabrique de toutes pièces l’absence de statut puisque toute personne extra-européenne ne pourra obtenir une autorisation de séjour que si elle est hautement qualifiée, selon les besoins de notre économie. Pour les autres secteurs d’activité, il n’existe pas de possibilité d’obtenir une autorisation de séjour par le biais du travail». Et c’est bien là que le bât blesse car on parle de «besoins économiques», en d’autres termes de besoins qui rapportent de l’argent. Les personnes qui prennent soin de nos enfants, de nos parents ou de nos proches, nous en avons besoin, tout simplement et nous sommes prêts à les rémunérer. En ce qui concerne les personnes âgées ou malades, la prise en charge par des tiers ou des proches ne fait-elle pas diminuer la charge des assurances et les coûts pour la collectivité? Les enfants pris en charge, ne permettent-ils pas à leurs parents de travailler? On parle pourtant bien de «l’économie domestique». A quand donc une reconnaissance de ce travail qui est fondamental et sans lequel, au même titre que les hommes préhistoriques n’étaient rien sans leur groupe, nous ne serions pas qui nous sommes aujourd’hui?
La question épineuse est bien sûr celle du salaire. Tant que ni ces travaux ni les personnes qui s’en chargent ne sont reconnus, la société peut continuer à profiter de leur travail en se donnant même bonne conscience puisqu’elle permet, malgré tout, à ces personnes d’avoir de l’argent et de pouvoir «vivre». Si la société reconnaissait ce travail et cessait de le considérer comme invisible (y compris celui des mères et des proches aidants), elle devrait s’assurer qu’il soit fait dans un cadre: ce qui signifie de bonnes conditions de travail et de rémunération. Qui donc a les moyens de rémunérer une personne à temps complet pour s’occuper de ses enfants ou de sa mère malade? Personne ou presque. Il faudrait imaginer alors, un système de subventions aux familles, selon le revenu, et en parallèle soulever la question du manque d’infrastructures collectives. Mais, comme le dit justement Laetitia Carreras, «ceci demanderait une réflexion plus large au niveau sociétal sur l’organisation des temps professionnel, familial et personnel, sur la division sexuelle du travail entre femmes et hommes et sur la pénurie d’infrastructures collectives». Ici, on touche au politique dans ce qu’il a de plus important: faire les choix qui définissent la société dans laquelle nous allons vivre.
Une régularisation difficile
On estime aujourd’hui à environ 6’000 le nombre de personnes travaillant sans statut légal dans le secteur de l’économie domestique, dans le canton de Genève. Laetitia Carreras précise que «dans les cantons urbains – tels que Bâle, Vaud (Lausanne), Zurich et Genève, l’économie domestique est le plus gros secteur d’activité». En mars 2014, la pétition «Plus de droits pour les employées de maison sans autorisation de séjour», a été remise à la Chancellerie fédérale avec pratiquement 22’000 signatures. La conséquence directe de cette campagne a été une prise de conscience des conditions de vie et de travail de ces personnes par un public beaucoup plus large. Elle comportait trois revendications principales: l’accès aux assurances sociales et au tribunal des prud’hommes sans risques d’expulsion, ainsi que la nécessité de régulariser les travailleuses-eurs sans statut légal, particulièrement celles et ceux qui travaillent dans le secteur de l’économie domestique. En 2005, une demande de régularisation collective avait été déposée par le Conseil d’Etat genevois auprès du Conseil fédéral. Elle avait été refusée, au motif qu’une démarche similaire devait être faite dans plusieurs cantons pour qu’une régularisation aboutisse au niveau national. De plus, les autorités fédérales craignaient «un appel d’air» car ces personnes, une fois régularisées, risquaient de quitter leur emploi pour un autre secteur, ce qui aurait créé une nouvelle demande puisque le besoin de personnel dans le secteur de l’économie domestique serait resté le même. Certaines personnes qui ont été régularisées continuent pourtant à travailler dans l’économie domestique (voir ci-dessous). L’argument du Conseil fédéral, ne prend en effet pas en compte le fait que la validation des diplômes extra-européens, est extrêmement difficile pour ne pas dire impossible, de même que celle de l’expérience dans le pays d’origine, sans parler de la barrière de la langue.
Il semble bien qu’une reconnaissance du travail domestique tant au niveau des conditions dans lesquelles il s’exerce que de son statut soit le nerf de la guerre. Si ces professions, qui sont peut-être ce qui nous reste de notre humanité première, étaient reconnues et considérées, elles devraient devenir attractives et pouvoir être exercées sans souci de légalité. Le vieillissement inexorable de la population, la gestion des enfants en bas âge sont des questions sur lesquelles la société a mis des ornières car leur traitement nécessiterait une véritable remise en question du modèle dominant d’organisation sociale actuelle. Jusqu’à quand pourrons-nous continuer de nous offrir le luxe de notre déshumanisation?