Quand les «gars du bâtiment» prenaient la rue

Livre • L’historien Alexandre Elsig consacre un passionnant ouvrage à la Ligue d’action du bâtiment genevoise inspirée par l’anarchisme.

Genève: grève des couvreurs en 1931. Groupe de grévistes avec pancartes; au premier rang, à gauche du tambour, Lucien Tronchet. ©Collection du Collège du Travail, Genève

Si les courants socialiste et communiste du mouvement ouvrier suisse ont été bien étudiés, la perspective anarchiste a été quelque peu laissée dans l’ombre. Certes marginale au niveau national, elle a été fortement présente à Lausanne et surtout à Genève, où s’est notamment imposée la personnalité de Lucien Tronchet (1902-1982), figure majeure de la Ligue d’action du bâtiment.

Les racines idéologiques de celle-ci remontent en 1872, avec la fondation de l’Internationale antiautoritaire et fédéraliste lors du congrès de Saint-Imier. Puis, en 1905, c’est la création de la Fédération des unions ouvrières de la Suisse romande, également d’inspiration libertaire. Elle met l’accent sur un syndicalisme d’action directe. Ce courant s’incarne aussi, pendant l’entre-deux-guerres, dans Le Réveil anarchiste, le journal de Luigi Bertoni (1872-1947), qui est à la fois antifasciste et antibolcheviste. A Genève, les anarchistes pratiquent une sorte d’«entrisme» et vont bientôt dominer la FOBB. C’est là, dans les années vingt, que Lucien Tronchet entre en scène. Il prendra une place de plus en plus grande dans le mouvement. On pourra cependant reprocher à Alexandre Elsig, sans doute fasciné par ce personnage hors du commun, d’avoir surévalué son rôle et laissé d’autres acteurs de la mouvance anarchiste un peu trop dans son ombre. Tronchet prône la révolution, mais se place sur le terrain de la lutte syndicale et non partisane. En mars 1929, suite à une grève dure pour obtenir le respect des conventions de travail, il fonde la Ligue d’action du bâtiment (LAB). Cette organisation fait appel explicitement à l’emploi de la violence. La «bande à Tronchet», par ses coups d’éclat sur les chantiers et dans la rue, ses affrontements avec la police, fait désormais la une des journaux. Elle déclenche bien sûr une véritable réaction de haine dans la presse bourgeoise et d’extrême droite. La violence, verbale et physique, s’exerce notamment envers les kroumirs qui ne respectent pas les mots d’ordre de grève ou les jours de congé : «Tout ouvrier pris sur un chantier le samedi après-midi sera considéré comme kroumir et traité comme tel. Tout travail exécuté le samedi après-midi par des kroumirs sera démoli.» (L. Tronchet dans L’Ouvrier du bois et du bâtiment, 12 novembre 1930). Mais il faut dire que cette violence ne fait que répondre à celle, moins immédiatement visible, du patronat : non-respect des conventions collectives et des horaires hebdomadaires de travail, baisse des salaires, appel à des «jaunes» pendant les grèves, etc. Les rapports sociaux sont particulièrement brutaux à Genève : c’est sans doute pourquoi la LAB ne réussit pas à faire des émules dans d’autres cantons. Elle reste donc une spécificité genevoise. Les actions directes (chasse aux kroumirs, «safaris du samedi»…) répondent à une tactique éprouvée. Ces actions entraînent des procès ; à l’occasion de ceux-ci, l’unité ouvrière entre socialistes, communistes et anarchistes se refait momentanément.

Lutte contre le chômage et le fascisme et action contre les expulsions
A partir de 1932, la Suisse est durement frappée par la crise économique mondiale et le chômage. Le patronat tient désormais le couteau par le manche. On assiste aussi à une montée inquiétante du fascisme, y compris à Genève où Géo Oltramare fonde l’Union nationale fasciste et son journal Le Pilori. La classe ouvrière se trouve face à de nouveaux fronts de lutte. La présence de nombreux exilés italiens explique en partie l’antifascisme résolu des anarchistes genevois. C’est dans ce contexte extrêmement tendu que se déroule la fusillade du 9 novembre 1932 à Plainpalais. De manière rocambolesque, Lucien Tronchet échappe de peu à l’arrestation.

On observe un déplacement de la Ligue d’action du bâtiment à la Ligue d’action des locataires. Si bien que le titre de l’ouvrage, un peu limitatif, ne correspond pas pleinement à son contenu. Beaucoup de chômeurs insolvables sont menacés, par l’Office des poursuites, de saisie de leurs maigres biens, avec tous les drames familiaux que cela comporte. Tronchet lance alors une nouvelle forme d’action : soit on met en lieu sûr les objets menacés de saisie, soit on fait pression, lors des ventes aux enchères, pour obtenir leur rachat à bas prix et leur restitution aux familles. Une autre bataille se résume par le slogan «A bas les taudis !» Elle est également initiée, en octobre 1935, par Lucien Tronchet. Des militants ouvriers de la LAB passent à l’acte et démolissent par exemple, devant un abondant public, des taudis à la rue Cornavin. Le problème est que ces actions, certes illégales à défaut d’être injustes, se déroulent sous le gouvernement «rouge» de Léon Nicole… Des tensions de plus en fortes apparaissent donc entre les socialistes nicolistes d’une part, partisans de la révolution russe, et ceux que ces derniers considèrent comme «les individualistes, les anarchistes, les partisans du désordre, des gens aussi dangereux que les défenseurs du régime capitaliste» (Le Travail, 7 décembre 1935). Les anarchistes s’opposent violemment à la fois aux syndiqués chrétiens-sociaux liés au mouvement corporatiste, et aux bolcheviks. Tronchet va participer à l’exclusion de syndicalistes membres du Parti communiste, sous la supervision du Comité central de la FOBB à Zurich. En 1936, il devient «permanent syndical». Il va rompre par étapes avec le groupe anarchiste en plein déclin, qui perd son mentor Luigi Bertoni en 1946 et qui est par ailleurs soumis à une forte répression étatique. En 1948, Tronchet adhérera au Parti socialiste suisse. Et pendant la guerre froide, à la fois par anticommunisme et admiration envers l’efficacité des syndicats étasuniens, il adoptera des positions qui lui seront souvent reprochées. Mais ceci, c’est une autre histoire…

Le mérite d’Alexandre Elsig est non seulement de restituer factuellement et avec précision l’histoire de la Ligue d’action du bâtiment et de ses prolongements, mais encore de faire revivre l’atmosphère de l’époque, une atmosphère de durs affrontements sociaux, et aussi de solidarité et de fraternité humaines. Cela dans un livre de lecture agréable et richement illustré.

Alexandre Elsig, La Ligue d’action du bâtiment. L’anarchisme à la conquête des chantiers genevois dans l’entre-deux-guerres, Lausanne et Genève : Editions d’en bas & Collège du Travail, 2015, 183 p.