«Sous couvert de contrôle de la migration, un vaste projet de dérégulation du travail»

Opinion • Pierluigi Fedele, membre du comité directeur d’UNIA, dénonce une offensive libérale sans précédent en Suisse.

Suppression du taux plancher, mise en œuvre de l’initiative sur l’immigration de masse, ou révolution industrielle 4.0…autant de thèmes sous les feux de l’actualité et qui pourraient sembler sans aucun rapport les uns avec les autres. Ils représentent pourtant les piliers du projet libéral pour les 30 prochaines années. Cette offensive libérale, lancée en parallèle des échéances politiques, a pour objectif une transformation brutale et durable des rapports sociaux et de l’organisation du monde du travail et de la société. L’emploi et les conditions de travail, notamment, seront au centre de ces attaques. Le démantèlement des assurances sociales, des services publics et de la fiscalité renforçant encore cette stratégie globale. Celle-ci prend racine dans les années 1990 mais pourrait connaître une accélération fulgurante sous l’effet de trois phénomènes au moins: la multiplication des crises systémiques, la transformation autoritaire des sociétés occidentales et la quatrième révolution industrielle.

Une économie mise en crise de façon planifiée

Le 15 janvier 2015, l’annonce de la BNS de l’abandon de la politique de soutien à l’économie a fait l’effet d’une petite bombe. Les syndicats ont réagi vertement à la décision de suppression d’un taux plancher, pointant la menace sur les emplois. Dans l’industrie, la tentation de faire payer aux salarié-e-s le prix de cette décision s’est en effet matérialisée par une pression très forte sur le temps de travail et sur les salaires. Un peu plus d’un an après cette décision, 50’000 places de travail ont été supprimées en Suisse. Différents plans de restructuration sont à l’origine de licenciements collectifs d’ampleur dans l’industrie. Dans la plupart des cas, le franc fort n’a constitué que l’occasion propice de restructurer leurs activités en Suisse. Chaque crise provoquée par le système et autoalimentée par celui-ci comporte son lot de sacrifices à réclamer aux travailleurs. Et les périodes de fort chômage sont toujours une aubaine pour mettre une pression accrue sur les conditions de travail. Il est fort à parier que la décision de la BNS, prise en consultation avec différents secteurs financiers, avait comme premier objectif de forcer l’économie suisse à une première mue libérale importante.

La fin du contrôle du marché du travail

Le 9 février 2014, le peuple acceptait à une très courte majorité l’initiative de l’extrême droite sur l’immigration de masse qui visait à réintroduire des contingents de travailleurs étrangers. Ce vote populaire entrait en contradiction directe avec les accords internationaux signés par la Suisse, notamment les accords bilatéraux et la mal nommée libre circulation des personnes. Ce vote sanction rappelait aux autorités politiques qu’une prise en compte plus claire des besoins des travailleurs, au travers d’un renforcement des mesures d’accompagnement, aurait certainement eu un effet concret sur le résultat final. Cela aurait du moins représenté un signal clair du monde politique: le problème ne se situe pas dans l’arrivée de travailleurs migrants en Suisse, mais bel et bien dans les pratiques patronales abusives, qui par l’exploitation de ces travailleurs, font pression sur les salaires et les conditions de travail. Seulement voilà, ce projet aurait permis aux syndicats de renforcer le contrôle du marché du travail. Et la majorité politique ne l’entend pas de cette oreille. Au contraire, l’acceptation du contingentement va permettre des négociations très serrées avec l’Union européenne. Le deal idéal serait de sacrifier les mesures d’accompagnement sur l’autel des accords bilatéraux et d’une libre circulation «maîtrisée». Le projet de mise en œuvre de l’initiative prévoit de fait la fin des contrôles lors des premiers mois d’activité de travailleurs détachés ou de contrat de courte durée, ce qui aurait pour conséquence immédiate l’augmentation du travail au noir et l’explosion du dumping salarial et social. Avec l’initiative et sa mise en œuvre, l’objectif est clair: sous couvert de «contrôle» de la migration, c’est un vaste projet de dérégulation du marché du travail qui est planifié.

Industrie 4.0: une révolution qui doit être menée par les travailleurs

Automatisation, digitalisation, uberisation, «smart factories»: différentes facettes d’une seule et même grande évolution technologique. Ce thème est traité dans tous les médias, par tous les spécialistes auto-proclamés qui ne présentent à l’attention du grand public que les aspects les plus flamboyants de cette révolution, qui va toucher tous les secteurs de l’économie. Les grandes questions sociales qui entourent cette lame de fond ne sont que très marginalement abordées par les employeurs ou le monde politique. Le syndicat Unia essaye depuis 5 ans de réveiller les consciences et milite pour la mise en place d’une réelle politique industrielle, préservant des emplois de qualité et de conditions de travail dignes. Il ne s’agit pas ici de remettre en cause l’essence même de cette évolution, basée sur des avancées technologiques sans précédent. Il s’agit simplement de rappeler que l’économie et la création de richesses ne peuvent être une fin en soi et qu’elles ont pour objectif le bien-être de la majorité de la population. Cette révolution technologique va détruire de l’emploi. De plus, ces évolutions entraîneront des modifications importantes de l’organisation du travail et des processus de production. Il est donc fondamental que toute la société participe à la définition du cadre dans lequel cette révolution industrielle se déroulera. Pour les libéraux et le patronat, il n’y a pas de recette autre que celle appliquée depuis 30 ans: amélioration des conditions-cadres (en résumé, baisse des impôts de riches), déréglementation des conditions de travail, en particulier sur le temps de travail et pour le reste, liberté totale laissée aux marchés dans la gestion de ce processus. Cette vision se trouve confortée par les prises de position de partis politiques majoritaires, UDC en tête. L’ébauche de programme commun des 3 grands partis bourgeois (UDC, PLR et PDC) avant les élections fédérales, était éloquente: flexibilité maximum du marché du travail, dérégulation massive des conditions de travail, privatisation des pans les plus importants de l’économie publique et contrôle strict de la migration. S’ajoutent à ces points: politiques financières d’austérité et mise au placard de projets aussi importants que la politique énergétique ou l’égalité salariale hommes-femmes. Il est important de comprendre que ces différents éléments s’articulent et constituent une stratégie globale dans la continuité naturelle des politiques néo-libérales.