«La RIE III augmentera le chômage»

Suisse • La troisième réforme de l’imposition des entreprises est «insoutenable sur le plan économique». Elle va faire perdre des recettes fiscales et des emplois, estime Sergio Rossi, économiste à l’Université de Fribourg.

La RIEIII permettra des déductions jusqu’à 150% des dépenses de recherche et développement des entreprises. Une possibilité qui intéressera particulièrement les entreprises comme Novartis ou Roche (photo), établies à Bâle.

Le 12 février prochain, les Suisses se prononceront sur la troisième réforme de l’imposition des entreprises (RIE III), qui mettra un terme aux statuts fiscaux spéciaux dont bénéficiaient jusque-là les entreprises étrangères (holdings, sociétés mixtes, sociétés de domicile). En contrepartie, la Confédération leur aménage toute une série de nouvelles niches fiscales, en proposant notamment des réductions de l’imposition des revenus tirés des droits de propriété intellectuelle ou concernant les dépenses en recherche et développement (R&D). «Cette réforme est un piège», selon Sergio Rossi, professeur ordinaire à l’Université de Fribourg et directeur de la Chaire de macroéconomie et d’économie monétaire, ce d’autant plus que ces cadeaux fiscaux se coupleront à ceux des cantons, qui prévoient de revoir à la baisse le taux d’imposition sur le bénéfice de toutes les entreprises sur leur territoire. Interview.

Sur votre blog, vous écrivez que «la RIE III est insoutenable sur le plan économique et contraire au bien commun. Ne pas le reconnaître relève de la cupidité ou de la stupidité». Pourquoi cette réforme fiscale nationale est-elle inacceptable pour vous?
Sergio Rossi La réforme ne va pas attirer davantage d’entreprises, mais réduira considérablement les recettes de l’Etat et conduira donc à une détérioration des services publics. Pourtant, même sans offrir de nouveaux cadeaux fiscaux et au vu de ce qui se passe dans l’Union européenne, notamment du fait de la crise économique qui persiste, la Suisse resterait compétitive pour les multinationales, avec sa stabilité et son taux d’imposition parmi les plus bas du monde. A cet égard, la seule incertitude actuelle provient des Etats-Unis, car Trump a promis, durant sa campagne, une baisse massive de la fiscalité pour les entreprises, ce qui relancerait la guerre de la concurrence fiscale à l’échelle internationale. Au niveau suisse, cette baisse d’impôt va aussi augmenter la concurrence fiscale entre les cantons, dans un processus de sous-enchère fiscale. Les cantons qui peuvent maintenir des taux bas d’imposition des bénéfices vont pousser ceux qui ont des taux plus élevés à baisser les leurs. Avec la RIE III, la Confédération, les cantons et les communes vont perdre des recettes et des emplois à long terme.

Vous estimez que les entreprises étrangères qui bénéficiaient de statuts fiscaux spéciaux ne quitteront probablement pas la Suisse en cas de relèvement des barèmes d’impôt sur leurs bénéfices. Comment pouvez-vous en être aussi sûr?
Avec des conditions-cadres libérales, jouissant d’une stabilité monétaire, économique et politique, la Suisse possède un climat favorable pour les implantions de multinationales par rapport à d’autres pays. Avec ses infrastructures, ses conditions de vie optimales pour les managers et l’excellence de sa formation sur le plan académique, la Suisse peut très bien vivre avec une augmentation des taux d’imposition des bénéfices des entreprises transnationales.

En avance sur la réforme fédérale, plusieurs cantons ont d’ores et déjà décidé de fixer un taux unique d’imposition des bénéfices des entreprises. Le Canton de Vaud l’a fixé à 13,79%, Genève à 13,49%. Le conseiller administratif de la Ville de Genève, Rémi Pagani, défend une taxation à 16%. Pour quel taux penchez-vous?
Fixer un taux minimal à l’échelle nationale n’est pas possible du fait de la souveraineté fiscale des cantons dans le cadre de la loi fédérale sur l’harmonisation des impôts directs des cantons et des communes. Je n’ai pas de proposition de taux minimal qui pourrait convenir à tous les cantons sans distinction. Chacun d’entre eux possède aussi ses spécificités socio-économiques. Certains cantons comme Zurich, Bâle-Ville ou l’Arc lémanique peuvent se sortir d’affaire avec un taux relativement élevé. Ce qui sera moins vrai pour des cantons situés à la périphérie de la place économique suisse.

La question la plus judicieuse à se poser est de savoir, pour chaque canton, comment financer ses propres services publics avec des ressources suffisantes et prélevées de manière équitable. Dans bien des cantons, le gouvernement et le parlement ont fait le contraire, en coupant à la hache dans les barèmes d’impôt sans se soucier de respecter un certain équilibre entre les recettes fiscales et les dépenses publiques nécessaires pour la cohésion sociale.
Notons aussi que la RIE III fédérale va permettre des déductions très généreuses, jusqu’à 150% des dépenses de R&D des entreprises. Une possibilité qui intéressera particulièrement les entreprises pharmaceutiques, établies notamment à Bâle. Dans les cantons comme Genève, qui compte beaucoup d’entreprises de «trading», qui ne seront pas concernées par cette déduction ou par les réductions d’impôt sur les recettes issues des droits de propriété intellectuelle, l’Etat a opté pour une forte baisse de l’imposition de l’ensemble des entreprises. Celles-ci n’investiront pourtant pas leurs profits sur le territoire cantonal, mais placeront leurs bénéfices sur le marché financier pour satisfaire les actionnaires. Considérant aussi le climat et les perspectives moroses au plan économique, il est clair qu’aucune entreprise n’investit pour accumuler des stocks de produits lorsqu’elle craint que le marché ne va pas absorber toute sa production.

Vous estimez que la RIE III fédérale va entraîner une baisse des recettes qui se fera au détriment de la classe moyenne et des entreprises tournées vers le marché domestique. Pourquoi?

La baisse des recettes fiscales couplée à la diminution des dépenses publiques nécessaire pour respecter le frein à l’endettement au plan fédéral et l’équilibre budgétaire des finances cantonales vont conduire à une forte augmentation du chômage. Cela entraînera une réduction du pouvoir d’achat des ménages de la classe moyenne en Suisse, qui réduiront leurs dépenses de consommation ou leurs dépenses pour devenir propriétaires de leurs logements. Cette réduction de la demande diminuera les bénéfices des PME et des entreprises de la grande distribution. Celles-ci paieront dès lors moins d’impôts, ce qui appellera finalement une autre réduction des dépenses publiques, enclenchant un cercle vicieux qui aggravera le chômage au fur et à mesure de l’écoulement du temps.

La Suisse justifie sa réforme par la nécessité d’en finir avec les statuts spéciaux des multinationales comme le demande l’UE. Cependant, en permettant de nouvelles déductions fiscales aux grandes multinationales – ce que ne peuvent pas faire les PME –, on se retrouvera à nouveau avec des statuts différenciés d’imposition. L’Europe peut-elle accepter cette nouvelle donne?

En introduisant des réductions d’impôt obtenues grâce aux dépenses de R&D, aux «patent box» ou à la possibilité de déduire les intérêts notionnels du bénéfice des entreprises, la Suisse copie des pratiques utilisées dans plusieurs pays européens, mais il est vrai que l’UE a déjà attaqué par le passé l’Espagne pour sa définition trop large de la «patent box». La Suisse pourrait se faire une nouvelle fois taper sur les doigts si elle se montre trop généreuse dans ses cadeaux fiscaux. Sur le fond, il est incompréhensible de proposer une baisse globale et linéaire de la fiscalité des entreprises par peur que certaines multinationales fuient le pays.

Avec cette baisse de la fiscalité des entreprises, à quel niveau se retrouvera la Suisse en comparaison avec d’autres pays?
Elle restera dans le peloton de tête aux côtés de l’Irlande, du Luxembourg et des Pays-Bas. Cette baisse de la fiscalité est l’arme des petits pays face aux grands comme l’Allemagne ou la France, qui disposent d’autres avantages pour attirer les entreprises. Cette solution de sous-enchère fiscale ne fonctionne cependant que si les services publics d’infrastructures, de santé ou de formation restent à des niveaux satisfaisants pour l’ensemble de la population du pays concerné.