Composer une passion après Auschwitz

Musique • L’énigme du silence de Dieu à Golgotha et lors de la Shoa est au cœur du défi relevé par Michaël Levinas, dont la Passion selon St Marc sera créée à Lausanne le 12 avril, à Genève le 13 et à Fribourg le 14.

Michaël Levinas est compositeur et fait partie des grands pianistes de notre époque.

«Après Auschwitz, on raconte autrement l’histoire de la mort de Jésus» et c’est pourquoi, en cette commémoration des 500 ans de la Réforme, sera créée une Passion selon St Marc commandée au compositeur Michaël Levinas et placée de propos délibéré dans une perspective juive. Cet évangile est le plus ancien des quatre synoptiques, celui qui porte le moins les traces de la polémique entre juifs et chrétiens, le plus succinct aussi, en particulier dans son récit de la passion centré sur l’énigme du silence de Dieu et du secret messianique. Mais si, à la Croix, la passion du juif Jésus, sa condamnation en soi injustifiable, absurde, scandaleuse, et sa mort, deviennent pour le croyant rédemption, «avec la Shoah, on est plongé hors de toute finalité, hors de toute raison supérieure, hors de toute considération qui dirait que le mal est finalement présent et effectif en vue d’un plus», écrit le professeur de théologie Pierre Gisel.

A Auschwitz, la mort est sans avenir; c’est la désespérance totale pour «six millions d’assassinés par les nationaux-socialistes, à côté des millions et des millions d’humains de toutes confessions et de toutes nations, victimes de la même haine de l’autre homme, du même antisémitisme». Cette dédicace écrite par le philosophe Emmanuel Levinas, le père de Michaël, pour un de ces ouvrages, est reprise en tête de la Passion selon St Marc. «J’ai placé cette œuvre dans une perspective qui est celle de l’irréparable, explique Michaël Levinas. Il s’agit donc d’une Passion sans annonce prophétique, sans salut».

La musique dépasse l’irréconciliable
La forme musicale de la Passion, rappelons-le, est une création spécifique du protestantisme luthérien (Schütz, Bach). Mais c’est à un compositeur juif contemporain qu’a été demandé d’écrire celle qui sera créée à Lausanne le 12 avril. Michaël Levinas a accepté cette commande parce qu’elle le confrontait à sa propre histoire, «à 2000 ans de persécutions qui ont conduit à la Shoah». Et les 500 ans de la Réforme ont eu l’honnêteté de ne pas le cacher, Luther, qui avait pourtant rappelé que Jésus était né juif, a fait preuve ensuite d’un antisémitisme virulent dont les 19e et le 20e siècles se sont servi aux fins que l’on sait.

S’il y a un différend non levable, hors conciliation possible, entre judaïsme et christianisme, Michael Levinas estime que l’impossible unité théologique n’empêche pas l’unité musicale; par-delà l’irréconciliable, l’unité de forme et de langage peut dépasser l’insoutenable «violence à la mémoire des victimes et des survivants de la Shoah», que serait une équivalence entre Golgotha et Auschwitz. Pourtant, il y a tension entre l’espoir messianique de Marc et le désespoir, «un désespoir qui ne doit pas être renoncer à l’espoir, qui est une attente sans attendre», disait Levinas lors d’une table ronde à l’Espace culturel des Terreaux la semaine dernière.

Une liturgie en trois volets
On entendra une liturgie en trois volets: le premier est en araméen et hébreu avec des prières juives, le kaddish, l’El Maleh Rachamin; le deuxième est le récit de la passion selon Marc, en français médiéval, une langue âpre et très accentuée qui, selon Levinas, permet d’entendre la violence qu’on peut ressentir dans les chapitres 14 et 15 de cet évangile entre Jésus, la foule, les juges, et dans la relation avec les disciples; le récit est jalonné de méditations poétiques d’Arnoult Gréban, organiste à Notre-Dame de Paris au 15e siècle; le troisième volet chante des poèmes de Paul Celan, la souffrance du fils qui a survécu à sa mère, une pieta inversée, en quelque sorte un Stabat Filius. Celan a établi un lien entre la Shoah et la crucifixion, mais quel sens lui donner?

John Jakson, auteur d’un livre sur Celan écrit: «Les morts sont morts et continuent de mourir, leur agonie se confond avec une sorte d’éternité. S’il existe une chose comme une passion juive pour Celan, c’est cela: cet arrêt dans la mort». La langue de Celan pleure, crie, tremble, dit Levinas, mais peut-on chanter sans pleurer et sans trembler après la Shoah? Auchschwitz fut l’événement le plus important du 20e siècle: quelque chose a basculé.

L’écriture musicale de Levinas
Michaël Levinas présentera au piano des éléments de son œuvre le dimanche 9 avril à 17h au Cercle littéraire de Lausanne. «La relation que j’ai toujours entendue entre le monde instrumental et la voix humaine, le son des langues, la relation entre le son et le sens, ont été des éléments déterminants pour exprimer le sacré.» On sait combien l’écriture musicale de Levinas accorde d’importance aux timbres, aux résonances, à la relation entre intervalle et motif, à la métamorphose des motifs. La symbolique des thèmes se transforme progressivement, ainsi «les ponctuations martelées du kaddish deviennent le bruit des clous de la crucifixion», explique-t-il. Par ailleurs, un concept essentiel est la notion de passage entre les épisodes. La parole de l’évangéliste qui raconte l’action sera un chant continu, une transmutation du texte. Quant à la polyphonie, polyrythmique et à 36 voix indépendantes, elle reflète ce qu’on entend dans les assemblées religieuses, rumeur de la foule, implorations libres, chants collectifs.

Une création mondiale
La Passion selon St Marc, une Passion après Auschwitz sera créée le mercredi 12 avril à l’église Saint-François à Lausanne, reprise le jeudi 13 avril à la Cathédrale Saint-Pierre à Genève et le Vendredi-Saint 14 avril à la Cathédrale Saint-Nicolas à Fribourg. Avec l’Orchestre de Chambre de Lausanne et l’Ensemble Vocal de Lausanne sous la direction de Marc Kissoszy; à l’orgue, Benjamin Righetti; en solistes, Magali Léger, soprano, Marion Grange, alto, Guihem Terrail, contre-ténor, Vincent Vantyghem, baryton.

Dimanche 9 avril, 17h, Cercle littéraire de Lausanne, pl.St-François 7, présentation de l’œuvre avec le compositeur. info@sainf.ch