Quand les détails peuvent mener au pire

Littérature • «L’ordre du jour», d’Eric Vuillard, Prix Goncourt 2017, est un appel à la vigilance autant qu’un rappel d’événements qui, par leur apparente insignifiance, ont conduit à l’enfer.

Le Prix Goncourt 2017 n’a pas couronné un roman, mais un récit, court, juste 150 pages, qui vous saisit au point de ne pas vous lâcher avant d’arriver à la dernière page. Et la conclusion fait froid dans le dos: «On ne tombe jamais deux fois dans le même abîme. Mais on tombe toujours de la même manière dans un mélange de ridicule et d’effroi», ce ridicule et cet effroi qu’Eric Vuillard décrit avec une magistrale simplicité d’écriture, une apparente distance à l’ironie grinçante, et toute la puissance que donne une précision dûment documentée, mais aussi, ici ou là au fil de descriptions, des touches émouvantes de poésie.

Un repas au 10, Downing Street
On est en février 1933. «Le soleil est un astre froid. Son cœur, des épines de glace. Sa lumière, sans pardon.» Le ton est donné. Vingt-quatre industriels et banquiers, convoqués par Goering, vont payer pour «en finir avec un régime faible, éloigner la menace communiste, supprimer les syndicats et permettre à chaque patron d’être un Führer dans son entreprise», comme le leur explique Hitler, souriant, affable. On connaît la suite et, chapitre après chapitre, on voit à quel point le destin du monde peut tenir dans des détails auxquels on ne prête pas garde et qui se révèlent plus tard déterminants.

La scène du repas pris par von Ribbentrop au 10 Downing Street à Londres avec Chamberlain (qui lui louait un appartement…tiens, tiens!), Churchill et Cadogan est saisissante: les troupes allemandes, ce 12 mars 1938, entrent dans une Autriche qui les acclame; Ribbentrop prolonge indéfiniment la soirée à parler tennis, pour ainsi retarder la réaction de ses hôtes qui apprennent la nouvelle au dessert par un discret courrier. Et tout cela est raconté avec force détails sur le menu qui rendent la situation dérisoire. Tout au long du livre, l’Histoire apparaît suspendue à des faits anodins chargés de signification cruciale, vécus par des hommes menés diaboliquement, dont on ne sait s’ils sont ignorants, lâches, aveuglés, laxistes.

Ils sont là, parmi nous
Il y a des populations qui sont dupes, des mythes que dénonce Vuillard; il y a ceux qui se suicident, dernier acte de résistance. Il y a Louis Soutter, dans son asile de Ballaigues dont «les petits personnages obscurs, se tordant comme des fils de fer, semblent un présage». Il y a surtout ces vingt-quatre hommes de février 1933, complices d’Hitler, qui utilisèrent dans leurs usines les déportés des camps de Dachau et Auschwitz et dont les entreprises, elles, ne sont pas mortes. Aujourd’hui, «ils sont là, parmi nous, entre nous. Ils sont nos voitures, nos machines à laver, nos produits d’entretien, nos radios-réveils, l’assurance de notre maison, la pile de notre montre».
Ainsi va l’histoire, et L’ordre du jour est un appel autant qu’un rappel.

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Eric Vuillard, L’ordre du jour, coll. Un endroit où aller, éd. Actes Sud