Le spectre de Marx hante le capitalisme

200 ans • Face à un capitalisme bien vivant, nombreux sont ceux qui s’accordent sur le fait que les analyses de Marx gardent toute leur pertinence aujourd’hui. Mais pour emmener l’humanité vers quelles perspectives? Les interprétations, multiples, divergent.

Que dirait Marx aujourd’hui, plus d’un siècle et demi après sa prophétie selon laquelle les contradictions internes du capitalisme le mèneraient à sa perte, alors que celui-ci est encore bien vivant et que la plupart des sociétés qui s’étaient édifiées sur la base de ses théories se sont écroulées? En posant une telle question, on pourrait croire que contrairement au matérialiste Marx, nous sommes des idéalistes, qui, tels des spirites, croient pouvoir faire parler les morts.

Mais si, comme Marx, nous restons des matérialistes et ne pouvons souscrire au surnaturel, il n’en est pas moins vrai que l’esprit de Marx n’en finit pas de nous hanter, comme le communisme hantait l’Europe il y a un siècle et demi selon la formule du Manifeste communiste; car bien des choses qu’il a décrites et des lois de la société qu’il a découvertes gardent une grande pertinence aujourd’hui. Même si cela peut sembler assez curieux que ce soit justement après l’écroulement des sociétés qui se réclamaient de son héritage philosophique, que l’enseignement de Marx revienne avec force sur le tapis, il n’est pas incompréhensible que ce soit aujourd’hui et dès le début de la dernière décennie que se soit développée cette vague de retour à Marx.

Une prise de conscience de nombreux intellectuels
Pour d’aucuns, qui tout en se déclarant marxistes étaient aussi les adversaires du mouvement communiste traditionnel et des Etats qui s’en réclamaient, c’est justement parce que le système soviétique s’est écroulé que c’est enfin l’occasion d’en revenir à ce qu’ils estiment être le véritable esprit de Marx, qui aurait été trahi par ceux qui se voulaient ses successeurs. Pour d’autres, sans qu’il y ait forcément antinomie avec les premiers sur le jugement négatif à porter sur l’expérience soviétique, c’est la prise de conscience accrue du potentiel de malfaisance insoupçonné que l’absence de tout adversaire sérieux a laissé au néolibéralisme, qui peut pousser presque sans entraves son exploitation des richesses et sa domination sur tous les peuples du monde. Une prise de conscience qui a d’ailleurs saisi bon nombre de penseurs et d’intellectuels, même beaucoup de ceux qui ne se veulent pas marxistes.

C’est ainsi qu’en 1993, 4 ans après la chute du Mur de Berlin et 2 ans après la disparition de l’URSS, c’est Jacques Derrida, un philosophe français connu, décédé il y a quelques années, qui fit paraître sous le titre Spectres de Marx, un ouvrage où il affirmait qu’aujourd’hui Marx revient, tel un double fantomatique, pour s’affronter au discours économico-humanitaire dominant, aux guerres et violences ethniques et racistes, aux situations d’exclusion, d’inégalités, de famines, d’oppressions économiques et à la vulnérabilité d’un monde unifié de force par le marché et à son nouveau cortège de sang, de sueur et de larmes. Et Derrida de fustiger ceux qui veulent reléguer la pensée de Marx aux poubelles de l’histoire, en affirmant qu’il y a peu de textes, dans la tradition philosophique, «dont la leçon me paraisse plus urgente» et «qu’il n’y aura pas d’avenir sans Marx, en tout cas d’un certain Marx» en martelant que «ce sera toujours une faute de ne pas le lire, le relire et le discuter».

Pourvu cependant que l’on tienne compte de ce que Marx et Engels disaient d’ailleurs d’eux-mêmes, lors des préfaces à la réédition du Manifeste, quelques décennies après son élaboration. A savoir qu’il fallait prendre en compte son vieillissement possible et son historicité. Derrida fait d’ailleurs remarquer dans son ouvrage qu’aucun autre penseur que Marx n’avait aussi lucidement appelé à la transformation future de ses propres thèses et été aussi prémonitoire sur la mondialisation à venir et l’irréductibilité du développement scientifique et technique.

Ce premier soubresaut pour un retour à Marx fut accompagné d’autres réflexions d’auteurs comme Pierre Bourdieu ou Etienne Balibar et même de celles du pape Jean-Paul II, qui estima que les partisans du capitalisme dans sa forme extrême ont tendance à négliger les bonnes choses réalisées par le socialisme: les efforts pour vaincre le chômage, le souci des pauvres; et que tout ne peut se réduire à la dimension économique dans le monde. La production artistique ou l’ethnologie, enfin, ont elles aussi évoqué le thème de ce besoin du penseur du XIXe siècle.

Des conclusions divergentes
Naturellement, les conclusions que tirent les exégètes de Marx sont différentes. Si, en général, on considère que les bases de l’analyse économique de Marx restent aujourd’hui largement valables, car tout démontre que le système capitaliste essentiellement axé sur la recherche du profit n’a pas fondamentalement changé et qu’évidemment on considère que l’échec des sociétés socialistes d’Europe de l’est démontre certaines lacunes de sa pensée prospective, de larges divergences apparaissent quand il s’agit d’en analyser l’exact pourquoi et quelles sont les perspectives de l’avenir du monde.

Il y a tout d’abord la divergence de fond entre ceux qui estiment que le système capitaliste, malgré ses défauts et en raison de ses capacités constantes à maîtriser ses crises, est l’horizon indépassable de la société humaine et ceux qui estiment toujours indispensable un profond changement social. Il existe aussi ceux qui tirent un bilan pessimiste de l’avenir de l’humanité après l’échec des prévisions de Marx.

Ainsi, faut-il considérer que si le drame de la victoire du capitalisme n’a aucunement supprimé ses contradictions et que l’économie était loin d’être l’unique déterminant des comportements sociaux comme Marx l’avait supposé, il ne reste bien souvent comme remède au désespoir social ou à la détresse économique que le refuge dans l’anarchisme, l’individualisme, le nihilisme ou la religion ? Ou, comme le pense le philosophe Georges Labica, faut-il avoir confiance dans l’histoire qui n’est pas condamnée à la perpétuelle claudication, au vu des mouvements de revendications sociales qui se renouvellent constamment?

Est-il vrai, comme l’avait estimé Rossana Rossanda, dissidente célèbre de l’ex Parti communiste italien, qu’à l’heure actuelle, où nous serions selon elle, déjà dans la post-démocratie, toute poussée vers l’égalité devient vaine? Ou qu’il faille en revenir aux sources multiples du socialisme, renvoyant à une réalité plus riche, libre et chatoyante que celle de la triste et sanglante saga du marxisme atrophié par le stalinisme, même si cette démarche porte en elle toutes sortes de naïvetés et d’idées irréalistes, car cela aurait au moins le mérite de tenir pour acquis l’héritage des droits de l’homme et de la liberté? Ou bien faut-il s’atteler à la reconstruction d’un Capital moderne (donc l’ouvrage de Marx), en élargissant l’analyse de la société humaine faite par Marx, comme le pense le philosophe Jacques Bidet, qui a publié un ouvrage à ce propos?

On voit que les réflexions au sujet de l’héritage de Marx sont des plus contrastées et qu’à mon avis, il n’y a certainement aujourd’hui aucune vérité majeure qui peut s’en dégager.