Nos sociétés sont-elles régies par quatre nouvelles classes?

La chronique de Jean-Marie Meilland • Dans "La Quadrature des classes", un ouvrage d’orientation libérale, Thibault Muzergues propose une étude socio-politique dans laquelle de nouvelles classes sociales sont censées expliquer les récentes évolutions électorales dans les pays occidentaux.

Dans  La Quadrature des classes (1)  un ouvrage d’orientation libérale, Thibault Muzergues propose une étude socio-politique dans laquelle de nouvelles classes sociales sont censées expliquer les récentes évolutions électorales dans les pays occidentaux.

Le livre présente quatre nouvelles classes: les créatifs (2), la classe moyenne provinciale, la nouvelle minorité et les millenials. Notons que la classe moyenne provinciale et la nouvelle minorité sont d’anciennes classes replacées dans un nouveau contexte. Concernant les créatifs, ils sont définis comme actifs dans les nouvelles technologies, la recherche scientifique, l’art et la culture; ils sont parmi les bénéficiaires du système globalisé; ils vivent en ville, sont individualistes, adeptes du travail déréglementé, ouverts d’un point de vue sociétal, favorables à l’immigration et à la diversité culturelle; ils sont décrits comme les électeurs les plus fervents de B. Obama et plus récemment d’E. Macron. Pour la classe moyenne provinciale, elle rassemble les catégories plus ou moins aisées des banlieues et des villes périphériques, petits entrepreneurs, commerçants ou membres des professions libérales; en voie d’affaiblissement, désavantagée par la globalisation, cette classe conservatrice au plan sociétal et économiquement bien ancrée à droite est désignée comme le pilier de l’électorat de F. Fillon en 2017.

La nouvelle minorité est constituée par la classe ouvrière blanche des anciens secteurs industriels en crise, subissant gravement la globalisation et craignant l’immigration; elle formerait de gros bataillons de l’électorat de la nouvelle droite populiste, qu’il soutienne D. Trump, le FN ou les partis dominants en Europe de l’Est. Quant aux millenials, ils sont la partie prolétarisée des créatifs; jeunes, ils ont été formés dans le cadre de la nouvelle économie, mais se retrouvent exploités par les patrons créatifs adeptes de la globalisation néolibérale, système qu’ils sont résolus à combattre; ils sont dépeints comme les électeurs de la nouvelle gauche radicale qui ont opté pour B. Sanders, J. Corbyn, J.-L. Mélenchon ou Podemos.

Selon la thèse avancée par l’auteur, la conquête du pouvoir dans nos pays dépend aujourd’hui de la capacité de fédérer deux de ces classes pour l’emporter sur les deux autres. Ainsi D. Trump l’aurait emporté en réunissant les voix de la classe moyenne provinciale et celles de la nouvelle minorité, alors qu’E. Macron aurait vaincu en additionnant le vote des créatifs et celui de la classe moyenne provinciale d’abord acquise à F. Fillon.

Même si l’auteur se défend de mener une analyse marxiste, ses explications fondées sur les classes et sur leurs expressions politiques sont les bienvenues. Une approche non libérale semble pourtant s’imposer pour mieux cerner les phénomènes observés.

On notera d’abord le caractère schématique des affirmations (3). Si les créatifs vont certes dans leur grande majorité appuyer des politiciens modernisateurs acquis à la nouvelle économie (comme jadis T. Blair, et plus près de nous B. Obama et E. Macron), et si la classe moyenne provinciale va se ranger massivement derrière les défenseurs bourgeois de la propriété et du moins d’impôt (comme F. Fillon ou la CDU en Allemagne), il est beaucoup moins sûr que la nouvelle minorité va s’enrôler massivement dans les troupes de l’extrême-droite; en effet, au premier tour des présidentielles françaises de 2017, si 37 % des ouvriers ont bien voté pour M. Le Pen, 24% ont encore choisi J.-L. Mélenchon, qui rallie aussi 36% des chômeurs: pour être honnête, on peut évoquer la tendance chez un plus grand nombre d’ouvriers de voter pour la droite populiste, mais non une option décisive des ouvriers pour ce courant. Ce point suggère également que si les millenials jouent un rôle clé dans la structuration d’une nouvelle gauche radicale, ils n’en sont pas la seule composante.

Un autre aspect contestable de l’étude, imputable à son orientation libérale, est l’omission totale de la classe politiquement la plus importante. En effet même si numériquement ce sont les quatre classes mentionnées qui font les majorités de votants, comment passer sous silence la classe dirigeante capitaliste certes ultraminoritaire, mais qui est quasiment toute-puissante? Quels que soient les intérêts et les positions des autres classes et des divers partis, n’est-ce pas elle qui dispose de la société, en contrôlant les banques et la production industrielle, en dominant les appareils d’Etat et les organisations internationales et en régnant sur les grands médias? Que D. Trump et E. Macron soient les élus de la classe dirigeante ne semble pas faire un pli, même si l’un a cumulé les suffrages de la classe moyenne provinciale et de la nouvelle minorité ouvrière, et même si l’autre a pu récupérer les voix de la classe moyenne provinciale après avoir séduit les créatifs. Suivant la conjoncture, la classe dirigeante peut privilégier n’importe quel parti, sauf bien sûr la gauche radicale seule à attaquer frontalement ses intérêts, et c’est sans doute la raison pour laquelle ni B. Sanders ni J.-L. Mélenchon ne pouvaient l’emporter (et qu’en Grèce, seul pays où elle avait gagné les élections, elle a été par tous les moyens réduite à l’impuissance).

Une autre classe est signalée par l’auteur, sans que sa fonction soit bien définie. Sous le nom de classe de service, elle correspond en partie à la classe précarisée composée d’immigrés, qu’ils aient ou non acquis la citoyenneté, soient régularisés ou clandestins, ou soient des travailleurs étrangers privés de droit de vote. Cette classe, du fait de sa fragilité, est facilement utilisée par la classe dirigeante, qui s’en sert pour affaiblir l’opposition, soit parce qu’elle ne participe pas ou participe moins à la vie politique, soit parce qu’elle permet d’entretenir la division entre travailleurs du pays et étrangers.

La thèse de T. Muzergues ouvre l’heureuse perspective que le pouvoir soit à la portée d’un mouvement qui parviendrait à rassembler les millenials et la nouvelle minorité (soit les victimes de la nouvelle économie et celles de l’ancienne économie industrielle), à laquelle pourrait s’associer une classe précarisée en voie d’intégration. En tout cas hors de cette issue, et comme on le constate ces dernières années, les combinaisons par deux continueront imperturbablement d’assurer les majorités dont la classe dirigeante a besoin pour développer sans limites le système néolibéral détruisant la nature et la vie sociale.

1  Une co-édition Editions Le Bord de l’Eau-Marque Belge, 2018.
2   concept développé dès le début des années 2000 par l’urbaniste Richard Florida.
3   par exemple, une transposition de l’analyse à la Suisse semble exiger de nombreuses nuances.