«L’école est de plus en plus soumise à une vision économiste»

Interview • Ancien professeur, chercheur en éducation, le belgo-luxembourgeois Nico Hirtt dénonce les travers d’un enseignement soumis à l’économie et plaide pour une école qui forme des citoyens critiques. Dans le cadre de l’Appel pour une école démocratique (Aped), il milite pour le droit de tous les jeunes d’accéder à un même niveau de savoirs afin d’agir sur leur destin individuel et collectif.

«Les tests PISA servent surtout aux décideurs politiques à justifier auprès de l’opinion des réductions budgétaires ou de dérégulation des systèmes éducatifs», estime Nico Hirtt. (DR)

Lors d’une conférence en 2017 à Paris, vous disiez que les nouveaux maîtres de l’école étaient la Banque mondiale, le Fonds monétaire international (FMI), l’OCDE, la Commission européenne ou la Table ronde des entrepreneurs européens, qui dictaient les grandes lignes des systèmes éducatifs. Pourriez-vous expliquer cette influence?

Nico Hirtt Plus encore qu’à ces instances, l’école tend à s’adapter au système économique mondialisé que nous connaissons, marqué par des nécessités de rentabilité et de profit. Ce qui fait que l’école est soumise à une vision économiste. Ainsi, elle ne garantit pas une égalité dans l’accès aux savoirs, mais juste une équité réduite à l’employabilité et la compétitivité sur le marché du travail. Cette orientation se fait au détriment d’autres critères, comme la formation à une citoyenneté critique, porteuse d’une participation dans la société.

Aujourd’hui, ce qui est nouveau n’est pas que l’école soit au service de notre société capitaliste. Elle l’était déjà au XIXe siècle, quand l’école, comme appareil idéologique de l’Etat, inculquait la discipline au travail, le respect des institutions et l’amour de la patrie en prévision des conflits entre Etats. Elle l’était aussi dans les années 60, quand elle a mis en place un enseignement technique et professionnel, puis dans les années 80 quand elle a cherché à élever le niveau global des qualifications. Aujourd’hui, la nouveauté réside dans les attentes de cette société capitaliste.

Depuis les années 90, on assiste à une polarisation du marché du travail, marqué par l’émergence de métiers de haute qualification (développeurs en informatique, cadres, ingénieurs-système ou analystes), mais aussi par la progression d’emplois de services, qui demandent un très faible niveau de qualifications (hamburger jobs), dans la restauration rapide, la vente, la livraison ou l’accueil clients. A partir des années 2000, l’OCDE s’est alors demandé si le mouvement de démocratisation de l’enseignement et de massification des études que l’on a connu au XXe siècle ne devait pas être freiné. «Les programmes scolaires ne peuvent pas être conçus comme si tous devaient aller loin dans le secteur économique de la nouvelle économie», estimait alors un rapport de cette organisation.

A cela s’ajoute le facteur de l’augmentation de l’imprévisibilité de l’environnement technique de la production. Ce nouveau paramètre a modifié le discours du monde académique sur les objectifs de la formation. Plutôt que de s’orienter vers une transmission des savoirs et des qualifications, l’école tend à favoriser l’adaptabilité des élèves à un environnement qui évolue sans cesse, en privilégiant des critères de flexibilité. Celle-ci se traduit notamment dans l’approche par compétences (APC), qui se fait au détriment des savoirs. A l’origine, cette approche cherche à donner du sens aux savoirs scolaires par la participation active des élèves, mais, dans le même temps, ce savoir n’est finalement plus réduit qu’à sa fonction utilitaire.

Cette pédagogie par compétences ne vise-t-elle pourtant pas à renforcer l’autonomie des élèves?

Je suis en faveur d’une vision constructiviste, où l’activité des élèves sert de support à une démarche de (re)construction des savoirs, sur la base de projets et de participation. La pédagogie Freinet (du nom du pédagogue français Célestin Freinet, 1896-1966), par exemple, qui fait de la classe un atelier et insiste sur le rôle du travail et de la coopération dans l’apprentissage reste un modèle pour moi. Cette démarche active est pourtant dévoyée dans l’APC, du fait que le savoir — comme outil pour comprendre la société et la transformer — n’y a plus d’importance en soi. Il n’est plus qu’une ressource au service de l’exercice de compétences. On remplace une pédagogie émancipatrice par une pédagogie de production.

Tous les trois ans, l’OCDE publie les résultats internationaux de son Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA), visant à mesurer les performances des systèmes éducatifs à l’échelle mondiale. Que pensez-vous de cet instrument?

Les tests PISA servent surtout aux décideurs politiques à justifier auprès de l’opinion des réductions budgétaires, des changements de programme ou la dérégulation des systèmes éducatifs dans le sens des objectifs de l’OCDE. Ces tests sont aussi clairement construits sur la base d’une vision réductrice des objectifs d’enseignement, en privilégiant les compétences de base (lecture, écriture, calcul) au détriment de compétences et de connaissances plus sociales ou scientifiques.

Les bases de données PISA sont pourtant intéressantes à exploiter. Elles montrent tout d’abord que les variations dans l’acquisition des compétences de base entre pays sont très faibles, contrairement à ce que prétendent les gouvernements.

En revanche, les écarts d’acquisition sont forts suivant l’origine de classe des élèves dans des pays comme la Belgique, la France ou le Luxembourg, contrairement à la Finlande ou la Norvège. Dans ce que l’on appelle le modèle nordique, marqué par de moindres inégalités sociales, on constate l’existence d’un tronc commun de longue durée avant la première sélection, à 16 ans. Ce modèle se caractérise aussi par une moindre présence du marché et de la concurrence, mais aussi par une recherche proactive de mixité sociale, qui accroît la mixité académique. Pourtant, si ce modèle nordique peut être séduisant dans son organisation structurelle, je serais plus réservé en ce qui concerne la qualité et la diversité de son enseignement, par exemple en sciences humaines.

En tant que chargé d’études auprès de l’association belge Appel pour une école démocratique (Aped), quel modèle d’école préconisez-vous finalement?

Le plus important est de former les élèves afin qu’ils puissent agir sur le monde et pas seulement s’adapter aux demandes de la société actuelle. Tous les jeunes devraient avoir accès à une vaste et solide formation théorique et pratique, générale et polytechnique. L’enseignement de disciplines comme la philosophie, la culture classique, l’économie ou les sciences ne doit pas être réservé à une minorité de privilégiés. Et il faut étendre cette formation classique en y intégrant une vision complète des technologies et des rapports techniques de production.

Pour réaliser tout cela, il faut que les élèves puissent trouver à l’école un encadrement et une aide individualisée et que l’école démocratique soit aussi une école publique. Il est également important que l’école soit un lieu de vie, d’expérimentation et d’expression pour les jeunes. Les apprentissages doivent être liés à la pratique sociale, à la vie quotidienne, à l’acte technique et à la production.