Une autre Europe, oui, mais laquelle?

La chronique de Jean-Marie Meilland • Dans une chronique du 1er, 2 et 3 mars 2019 de L’Humanité, Pierre Serna établissait un bref bilan sur l’Europe actuelle.

Dans une chronique du 1er, 2 et 3 mars 2019 de L’Humanité, Pierre Serna établissait un bref bilan sur l’Europe actuelle. Rappelant les origines du projet européen, il indiquait: «… en 1945, le souffle de la Résistance souffla sur la reconstruction française et européenne… inventant un Etat providence fondé sur une plus grande solidarité, sur des lois protectrices et la volonté de construire l’Europe des peuples». Examinant la situation qui prévaut aujourd’hui, il continuait: «Presque soixante-quinze ans plus tard, ces idées de construction d’un monde nouveau ont disparu, saccagées doublement par le libéralisme irresponsable et le repli nationaliste mortifère».
Concernant le libéralisme, il constatait: «Chaque jour, le libéralisme autoritaire de l’extrême centre détruit ce lien entre l’Etat et ses administrés, déconstruit cette politique sociale». Evoquant le Royaume-Uni, il citait le «nationalisme rance, égoïste» de certains «Brexiters». Et en conclusion, il en appelait à «la construction d’une Europe des citoyennes et des citoyens, avec un projet politique d’unité et de démocratie» dont il attendait qu’on «retrouve» la «flamme».

Ces lignes ont éveillé en moi de nombreuses questions. Le développement et la conclusion de l’article ne semblent pas liés par une logique imparable. La «disparition» dans l’UE des idées du monde souhaitable pourrait déboucher davantage sur la décision d’en sortir ou de la dissoudre que sur l’objectif de la changer de l’intérieur. Il est vrai que l’«Europe des citoyennes et des citoyens» à laquelle l’auteur se réfère est imprécise: il pourrait s’agir effectivement de la construction d’une «nouvelle Europe» progressiste après dissolution de l’UE, mais aussi d’une conquête ou reconquête de l’option progressiste au sein de l’UE actuelle.

Cette imprécision est cependant regrettable. Il semble que Pierre Serna est en partie motivé par le souci légitime d’écarter les dangers d’un renforcement du nationalisme étroit, chauvin, xénophobe voire fascisant. Mais si l’on interprète le succès des droites populistes en partie comme une réponse aux dérives libérales de l’UE, n’est-il pas déplacé de compter sur l’UE pour stopper les nationalismes qui sont justement un des effets de son libéralisme?

Une façon d’aborder la question d’un point de vue progressiste me semble être d’examiner quelle solution, d’une action à l’intérieur de l’UE ou d’une solution hors UE, serait le plus en mesure de faire avancer les choses. Si l’on reste dans le cadre de l’UE, on constate qu’il faudrait renégocier les traités et que toute renégociation devrait être ratifiée par les 28 Etats membres. Pour un projet progressiste, cela signifie donc qu’une gauche sans compromis devrait accéder à court terme au pouvoir dans tous les pays membres.

Inutile de dire qu’en tout cas dans la période actuelle cette issue est utopique: dans un grand nombre d’Etats européens, la gauche radicale est très minoritaire, dans les pays d’Europe orientale elle est presque inexistante et dans les quelques pays où elle est relativement forte, elle est quand même affaiblie (voir la France). Pour l’influence progressiste hors renégociation des traités, il faudrait que la gauche radicale et ses alliés obtiennent le contrôle du Parlement européen, de la Commission européenne et bien sûr aussi d’une majorité de gouvernements nationaux qui siègent au Conseil européen et au Conseil de l’Union européenne.

Il est évident aussi que pour l’heure avec moins de 10% des députés au Parlement européen, la gauche radicale est loin d’un rapport de force favorable à Strasbourg. S’il devait y avoir actuellement une remise en cause du fonctionnement de l’UE de l’intérieur, il est clair qu’elle viendrait des nationalistes et non de la gauche radicale, et le projet nationaliste pour l’Europe (défense des capitalismes nationaux, rejet de l’immigration, autoritarisme) n’a rien à voir avec les valeurs progressistes. Pour autant que les institutions de l’UE fonctionnent, on doit enfin constater l’impossibilité pour les gouvernements progressistes des pays membres d’appliquer la politique pour laquelle ils sont élus: pensons à la France de 1981 et à la Grèce de Syriza depuis 2015.

Le retard à remporter des combats concernant la justice sociale et des services publics de qualité continuera vraisemblablement à servir le nationalisme et l’extrême-droite, qui risquent de devenir de plus en plus forts, en étant perçus comme la principale force d’opposition au sein des institutions communautaires.

Qu’en serait-il au contraire d’une évolution débarrassée du carcan néolibéral de l’UE? Les possibilités d’évolution favorable seraient incontestablement plus grandes. Si un passage rapide des 28 pays au progressisme est inenvisageable, des victoires d’une gauche sans compromis, libre d’appliquer ses programmes, sont possibles dans un certain nombre de pays (en Grèce, en Espagne, au Portugal, peut-être à terme en France et, si l’on adopte une lecture positive du Brexit, au Royaume-Uni gouverné par des travaillistes de gauche, ce qui est pensable avec le leadership de J. Corbyn).

Le choix d’une politique de gauche, surtout dans des pays importants, pourrait encourager les changements dans d’autres pays, alors que des alliances entre pays progressistes pourraient se constituer pour contrer les politiques libérales. Sur cette nouvelle base où le dogme néolibéral ne serait plus imposé à tous, une autre Europe aurait alors des chances de se réorganiser, respectueuse de la volonté démocratique de chaque peuple et dans laquelle les coopérations utiles pourraient être instaurées, en tenant compte des points de vue des pays progressistes. Un résultat très appréciable serait aussi de parvenir enfin à stopper la progression des nationalismes: nombre d’électeurs-trices verraient alors qu’en votant pour des partis de gauche, les politiques qu’ils-elles souhaitent sont de nouveau possibles et qu’ils-elles peuvent se détourner des politiciens réactionnaires qui passent souvent pour les seuls vrais adversaires du système.

Il est sans doute plus facile de tenir ces propos quand on vit dans un pays qui n’a pas adhéré à l’UE (bien qu’il ait signé des accords bilatéraux) et qui n’aura pas à connaître les affres de ceux qui veulent en sortir. Mais un examen objectif de la situation ne semble pas militer pour une transformation à l’interne de l’UE telle qu’elle existe aujourd’hui. En cela, L’Avenir en commun, programme de la France insoumise pour la présidentielle de 2017, était sage quand, en cas d’échec (à première vue probable) d’une renégociation des traités (Plan A), il prévoyait une sortie de fait de l’UE (Plan B) (1).

En conclusion, cette citation d’Aurélien Bernier, que Gauchebdo avait invité pour une de ses fêtes annuelles, paraît très pertinente: «L’exercice de la démocratie ne fonctionne aujourd’hui qu’au niveau national, et il faut en prendre acte. Il ne s’agit pas de limiter la volonté de changement à l’échelle de la Nation, bien au contraire, mais de la considérer comme le seul point de départ crédible pour amorcer un mouvement plus large» (2.)

1) Editions du Seuil, 2016, pp. 83 à 86.

2) La Gauche radicale et ses tabous, Editions du Seuil, 2014, p. 129