William Morris et le socialisme décroissant

Ls chronique de Jean-Marie Meilland • Il est particulièrement bienvenu de se reporter à la personnalité et à l’œuvre de William Morris (1834-1896), une grande figure des arts anglais du XIXe siècle, qui s’engagea aussi avec ferveur pour la cause socialiste.

William Morris, photographie par Emery Walker.

«Vivez pendant qu’il vous est donné de vivre, 
efforcez-vous, quelles qu’en soient les souffrances
et la peine, d’édifier peu à peu cette ère nouvelle
de camaraderie, de repos et de bonheur.»
William Morris

Dans ma dernière chronique, je me faisais l’écho des adeptes de l’«effondrement», fin annoncée de la civilisation industrielle suite à l’épuisement des ressources et à des dégradations environnementales momentanément imparables.

Si une telle perspective n’est pas toujours dénuée de catastrophisme (1), il me semble qu’on peut aussi y percevoir avec optimisme une opportunité de tourner la page des nombreux désordres que les excès du capitalisme industriel ont fini par entraîner.

Dans ce contexte, il est particulièrement bienvenu de se reporter à la personnalité et à l’œuvre de William Morris (1834-1896), une grande figure des arts anglais du XIXe siècle, qui s’engagea aussi avec ferveur pour la cause socialiste. William Morris fut vraiment un homme universel, comme on en trouvait à la Renaissance: poète de grande réputation, traducteur des épopées islandaises, il fut aussi un artiste-artisan dirigeant, outre une imprimerie, un atelier qui travailla dans des domaines aussi divers que la tapisserie, le mobilier, le textile, le vitrail, la céramique et les manuscrits.

Il était un compagnon et collaborateur des artistes préraphaélites Edward Burne-Jones et Dante Gabriel Rossetti, soucieux de sauver une pure beauté mise à mal dans le monde moderne avec ses villes surpeuplées et ses paysages défigurés. Homme politique, il adhéra au socialisme vers 1880, anima pendant plusieurs années la Socialist League, une dissidence de la Social Democratic Federation marxiste d’Hyndman.  Malgré ses efforts pour la propager dans tout le pays, la Socialist League, constituée de marxistes et d’anarchistes, refusant le parlementarisme et en proie aux divisions, céda la place à des mouvements plus pragmatiques.

Mais il reste de Morris des textes politiques remarquables. Il exprima tout particulièrement sa vision du monde dans sa très belle utopie News from Nowhere (Nouvelles de Nulle Part) (2), où il dépeint une société qui, suite à une révolution, a tourné la page du capitalisme industriel et de l’urbanisation sauvage, au profit de communautés harmonieuses vouées à un bonheur agricole et artisanal.

A propos de l’environnement dans la société post-révolutionnaire qu’il prévoit, il dit: «… nous aimons ces régions où la nature est vierge, et, en ayant les moyens, nous nous les offrons…», et poursuit: «vous verrez également de l’élevage du mouton, ce qui prouve qu’on y a moins de gaspillage que vous ne croyez; moins de gaspillage, à mon avis, que lorsqu’on bâtit des serres pour faire venir des fruits hors de saison…. vous me direz si vous trouvez que nous gâchons le pays en ne le couvrant pas d’usines pour fabriquer des objets dont nul n’a besoin…».

Il annonce une inversion des déplacements de population et du progrès technique, évoquant «l’exode des villes vers la campagne et la façon dont furent peu à peu recouvrés, par les gens des villes d’une part et ceux de la campagne de l’autre, tous les arts de la vie qu’ils avaient les uns et les autres perdus…».

Il indique aussi: «Au cours des cinquante années qui suivirent la Grande Transformation,… on abandonna tranquillement une machine après l’autre sous prétexte qu’elles ne pouvaient pas fournir des œuvres d’art, et que de plus en plus c’était des œuvres d’art qu’on demandait». Il n’est pas pour autant radicalement hostile aux machines, mais en soumet l’utilisation aux exigences de l’épanouissement humain: «Tout ouvrage qu’il serait fastidieux de faire à la main est exécuté par des machines extrêmement perfectionnées; et pour tout ouvrage qu’il est agréable de faire à la main, on se passe de machines».

William Morris revendique «le droit de vivre dans un monde de beauté». Il demande aussi pour tous un travail «qui vaille la peine d’être fait», «qui soit agréable en soi», qui n’implique ni «inquiétude excessive» ni «excessive fatigue» (c’est ce qu’il nomme «le travaildans- la-joie»). Le travail qu’il préconise, bien qu’il ne rejette pas les machines qui allègent la peine des travailleurs, est celui de l’artisan, qui est en même temps artiste.

«L’artisan», écrit-il, «à mesure qu’il façonnait l’objet entre ses doigts, l’ornait si naturellement, sans le moindre effort conscient, que l’on a souvent de la peine à voir où finissait la partie purement utilitaire et où commençait la partie ornementale».

C’est en fait pour tous l’activité vraiment épanouissante de l’artisan ou Art Populaire, qu’il s’agit de promouvoir: car, disait Morris, «je ne veux pas d’un art pour une minorité…». Il demande aussi un cadre de vie décent, comportant un bon logement, des espaces verts et la présence de la beauté à travers une architecture esthétique et des paysages protégés et non pollués.

Chacun aurait aussi disposé d’un loisir suffisant pour «mener une réflexion personnelle approfondie, donner libre cours à son imagination» et même «rêver». Contre le commerce disant «est-ce que cela va rapporter?», Morris en appelle à un monde satisfaisant les vrais besoins de l’homme. En plus du travail utile et agréable et du loisir, ce sont la santé (jouir d’un corps sain, «jouer…avec le soleil, le vent, la pluie») et l’instruction (intellectuelle, artistique, comportant l’apprentissage de plusieurs métiers) qu’il faut rechercher.

Au lieu de la crainte et de la compétition, c’est la confiance et la coopération qui doivent régner. William Morris propose des solutions non seulement pour les problèmes environnementaux, mais aussi pour ceux nés d’une croissance et d’une consommation poussées jusqu’à l’absurde, d’une prolifération déshumanisante de machines et de robots et de la disparition du travail qui pourrait s’ensuivre.

A l’heure où s’annonce une crise générale du capitalisme, la pensée de Morris est on ne peut plus actuelle. Si la critique de l’industrie désarçonna longtemps une gauche productiviste qui voyait dans l’accumulation matérielle illimitée au profit de tous le facteur indispensable d’une vie heureuse, elle est désormais en consonance avec notre époque où l’on mesure combien la production de masse est destructrice.

Si l’«effondrement» est bien à l’horizon, et si lui succède une société plus sobre et potentiellement plus heureuse, l’occasion se présentera d’édifier des sociétés égalitaires et coopératives vouées à la qualité de vie qui seront assurément dans la droite ligne du socialisme décroissant dont William Morris fut le pionnier.

 

1) où l’on perçoit parfois une étrange délectation morose à imaginer les terribles événements qu’on attend pour bientôt.

2) traduction française par V. Dupont, Aubier, Editions Montaigne.