Que faire de la violence?

La chronique de Jean-Marie Meilland • Ces dernières années on entend de plus en plus les autorités et les médias dominants pointer du doigt la violence des opposants, alors qu’en général on jette un voile pudique sur la violence du système et sur celle de ses défenseurs.

Ces dernières années on entend de plus en plus les autorités et les médias dominants pointer du doigt la violence des opposants, alors qu’en général on jette un voile pudique sur la violence du système et sur celle de ses défenseurs. Quelques réflexions sur la violence pourraient donc être utiles.

D’abord, la violence apparaît comme une force contraignante, de quelque nature qu’elle soit, exercée par des individus ou des groupes sur d’autres individus et groupes (voire contre le milieu naturel) (1). Si l’on met particulièrement l’accent sur la violence physique (coups et blessures, meurtres), il ne s’agit pas d’oublier les autres formes de violence, notamment la violence sociale (licenciements) et psychologique (intimidations, manipulations), qui sont aussi redoutables mêmes si elles sont moins expéditives.

Un premier constat à faire est celui du caractère inévitable de la violence dans la nature. Un monde libre de toute violence, ce serait le Paradis et non pas le monde concret dans lequel nous vivons. La violence est liée à l’agressivité que tous les êtres vivants expriment plus ou moins. Tout être tend en s’affirmant à dominer les autres qui apparaissent d’abord comme des obstacles à son épanouissement. La nécessité de la collaboration n’apparaît que secondairement, et n’efface jamais la tendance à s’imposer. Toute société doit donc mettre en place des mesures pour canaliser la violence: lois et punitions contre la criminalité, mais aussi moyens de dérivation comme les jeux compétitifs, la chasse et souvent les guerres extérieures qui permettent à la violence de s’orienter contre d’autres sociétés au lieu de mettre en péril la cohésion du groupe. Quand les sociétés deviennent plus nombreuses et plus complexes, elles sont inégalitaires, avec des classes dominantes assurant leur contrôle sur des classes dominées. Dans ces cas, les dominants, quel que soit leur nombre, qu’ils soient des guerriers, des riches ou des fonctionnaires, usent de diverses formes de violence pour obtenir la soumission des dominés. Ces derniers, souvent majoritaires, tenteront d’améliorer leur situation, voire de renverser des élites devenues insupportables, en recourant aussi à diverses formes de violence. Il existe donc dans toute société développée une violence systémique qui garantit, d’abord de manière efficace, le pouvoir de la classe dominante.

Ainsi, au profit de la classe industrielle et financière, le capitalisme s’est répandu sur la ruine des petits paysans, sur l’exploitation effrénée des salariés dans les premières régions industrielles, sur les conquêtes coloniales avec l’extermination de certains peuples autochtones, l’esclavage et le travail forcé. Dès le départ le capitalisme s’est également illustré par la violence contre la nature à travers le pillage des ressources et la dégradation de l’environnement. A un stade avancé, et pour une oligarchie de plus en plus arrogante, le système capitalisme, à travers le libre échange, condamne les salariés du Nord au chômage, alors que ceux du Sud sont durement exploités; d’autres régions se voient privées de tout développement et maintenues dans la misère, la famine et la guerre civile, qui résulte aussi des conflits entre nations capitalistes pour le contrôle des ressources. Quant à la violence contre la nature, elle atteint des dimensions extrêmes, mettant en péril la vie sur terre par le déséquilibre climatique. A travers une panoplie d’instruments technologiques de plus en plus perfectionnés, la classe dominante surveille tous azimuts ceux qui la remettent en question.

Face à cette violence du système, ses victimes sont souvent conduites à utiliser une violence de légitime défense à travers des grèves, des manifestations et parfois des soulèvements dont les débordements de violence physique ne sont pas toujours exclus (comme à coup sûr ils ne sont pas exclus du côté des défenseurs du système). Il se peut que périodiquement la montée en puissance des mécontentements et le renforcement du camp des défavorisés débouchent sur des changements de systèmes de nature révolutionnaire. Immanquablement, ces épisodes comportent leur part de violence, parfois démesurée: c’est qu’ils résultent chez les exploités de sentiments exacerbés de colère et de révolte, alors qu’en face, les classes dominantes sont en principe décidées à user d’une violence extrême pour empêcher tout changement (y compris par l’établissement de régimes militaires ou totalitaires).

Il n’y a rien d’étonnant dans tout ce qui précède: c’est tout simplement le processus de la lutte des classes décrit avec force par Marx. On voit dans ces mécanismes le simple fait que dans les sociétés certains veulent faire leur beurre aux dépens des autres, et que ces derniers ne sont pas disposés à se laisser faire. Il faut cependant reconnaître que dans les temps modernes des doctrines philosophiques, comme celle de Hegel, ont valorisé la violence comme un facteur nécessaire de progrès. Le socialisme, issu en partie de ces doctrines, a parfois trop insisté sur le rôle positif de la violence, «accoucheuse de l’Histoire» (2). Cette option théorique n’est sans doute pas la seule explication de la dérive stalinienne, mais elle a sans doute pu immuniser certains militants contre le caractère néfaste de la violence quand dépassant la fonction nécessaire qu’elle a dans les luttes de classes elle devient un mode de gouvernement, de plus au service d’un tyran sanguinaire et d’une classe dominante bureaucratique (3)

A la conscience du caractère nécessaire d’une certaine violence, il semble indispensable qu’en tant que projet de véritable amélioration de la condition humaine, le socialisme joigne un clair engagement de rejet de la violence évitable. L’humanitarisme utilitariste paraît apte à remplir ce rôle. En affirmant que le but de la politique est la maximisation du bonheur général et la minimisation de la souffrance, il permet d’exclure qu’on sacrifie le bonheur présent des individus réellement existants ou qu’on augmente leur souffrance de façon disproportionnée, même en vue d’un hypothétique bonheur futur. On constate que dans ce cadre il est également impératif d’abolir le capitalisme qui est clairement un frein au bonheur de la majorité. On peut aussi dans cette option estimer que dans la mesure du possible l’usage de moyens non-violents pour obtenir les mêmes résultats est préférable, du moment qu’ils créeront vraisemblablement moins de souffrance.

De toute façon, ceux qui veulent mieux gérer la violence et dans la mesure du possible la réduire, doivent comprendre qu’il n’y a qu’une solution à la fois efficace et honnête pour y parvenir. Il s’agit de sortir de situations où les individus et les groupes sont forcés de défendre leurs intérêts légitimes par la seule violence. Refuser la violence des opposants tant que règne la violence des exploiteurs, cela revient purement et simplement à vouloir maintenir la violence systémique en niant les tentatives faites pour la contester.

(1) Sauf pour le milieu naturel qui n’a pas de volonté, est violent tout acte forçant un être à faire ce qu’il ne veut pas faire. Il y divers degrés d’intensité dans les actes violents, d’un portail enfoncé au hold-up, des coups et blessures à l’assassinat.

(2) La citation précise est: «La violence est l’accoucheuse de toute vieille société qui est enceinte d’une nouvelle» (Karl Marx, Le Capital, Livre 1, chap. 23).

(3) C’est aussi une valorisation excessive de la violence qui motive souvent ceux qui soutiennent le recours au terrorisme et à ses opérations désespérées qui peuvent conduire un durcissement de la violence d’Etat.