L’art en plein air déconfine les imaginaires

Expo • La triennale de sculpture contemporaine Bex & Arts rassemble 34 artistes qui ont été invités à explorer la thématique «Industria». Zoom sur deux démarches artistiques foisonnantes d’inventivité.

Une installation socio-artistique signée Jonathan Delachaux invente un monde fictif pour un exode bien réel. (Jacques Betant)

Le sujet fédérateur de cette édition est lié à la cité de Bex, lieu historique d’exploitation du sel, productrice de vin et de gypse. Le terme polysémique «Industria » caractérise depuis le XVIIIe siècle «la capacité à produire», pour toute forme d’activité y compris artistique. Les 34 artistes, actifs dans la sculpture monumentale, l’installation et le Land Art, illustrent ce thème selon divers angles d’approche.

Prendre et donner à la Terre

Par son impressionnante création de Land Art (tendance de l’art contemporain utilisant le cadre et les matériaux de la nature) au titre poétique et métaphysique, Inverse, Eva Theytaz interroge le territoire, la terre-mère que l’on ponctionne et surexploite. Quitte à la scarifier encore en lui restituant si peu. L’acte de planter dans la terre une forme au goulot possiblement phallique peut troubler. Or, la bouteille vide se révèle aussi un contenant autrefois nourricier, un réceptacle changeant de couleur avec la progression du soleil. C’est pour l’artiste un geste éminemment simple que de rendre métaphoriquement à la terre qui a tant et trop nourri nos industries.

Ainsi son oeuvre interroge que l’être humain prend et (re)donne à la terre «en respectant la topographie inégale du terrain dans une surface non voulue mouvante». Elle peut figurer une étendue d’eau en verre planté reflétant le manque d’or bleu sur le site romantique du Parc de Szilassy. Ce radeau-continent fait de déchets à recycler est emblématique de l’empreinte écologique des activités humaines et industrieuses d’une planète dont les conditions vitales ne peuvent se dupliquer ailleurs. «C’est aussi le symbole d’une région viticole qui aime la terre et la chérit», précise Eva Theytaz.

Même si l’échange mis en scène et sculpture «ne sert à rien. L’installation étant vaine du fait que l’on replante une bouteille vide». In vino veritas Et omnia vanitas. (En vin il y a vérité, et tout est vanité). «Cela ne sert à rien excepté d’être une œuvre d’art», disait Christo de ses projets avec Jeanne-Claude. Elles sont également des réalisations in situ, touchant une sensibilité plus vaste, s’appropriant ou empruntant des espaces qui habituellement n’appartiennent pas à la sculpture.

Centralité humaine productiviste

Forces spirituelles et forces naturelles peuvent se conjuguer pour donner sens au territoire. La réalisation est composée de 3083 bouteilles de vin en verre, de 75 cl chacune, enfoncées dans le sol à l’envers et constituant un pentagone. Une géométrie symbolique positive, représentant l’humain émancipé. Mais marquant aussi sa colonisation prédatrice du monde. Le pentagone inclut, dans le sillage des réflexions du philosophe Jeremy Bentham sur le panoptique comme type d’architecture carcérale, la capacité très actuelle à surveiller les gens, les aliéner dans le travail par un mode de production de masse.

Férue de numérologie, la plasticienne relève que depuis l’Antiquité grecque, cette forme est le symbole de l’Homme, représentant une géométrie sacrée, un nombre d’or. C’est la centralité de l’homme dans l’univers chère à la Renaissance comme la représente L’Homme de Vitruve dessiné par Léonard de Vinci. Or cette dimension
va mener à la collapsologie, l’effondrement systémique global de la civilisation industrielle et des grands équilibres propres aux écosystèmes. Ce mouvement a pris désormais un caractère parfaitement irréversible, dont la pandémie présente n’est qu’un plateau.

Migration entre histoire et imaginaire

Premier départ pour Tchan-Zâca permet à l’artiste et musicien genevois Jonathan Delachaux de mettre en abîme l’histoire de l’immigration ayant marqué la région. Sur le recto d’un panneau rouge fonctionnant tel un miroir, marche une foule peinte, composée d’habitants de Bex en migration pour Tchan-Zâca (chanson triste en patois du Val-de-Travers), une île fictive créée par l’artiste. Et dont «les prisons se révèlent fort agréables car dessinées par Le Corbusier».

Un «viseur péri-stéréoscopique» permet la superposition visuelle de la foule peinte et du paysage de Bex. Par un effet d’optique mobilisant la concentration du promeneur regardeur, un mélange entre peinture et réalité apparaît progressivement. Au verso, quatre personnages conçus par l’artiste se tiennent dans une chambre d’hôtel, attendant d’accueillir les Bellerins qui permettront l’essor industriel de Tchan-Zâca.

Oeuvre inclassable

«Cela fait une dizaine d’années que j’ai conçu une ville imaginaire. Elle permettra à des personnes de l’habiter virtuellement. Et réellement aussi, ayant imprimé 300 visas à cet effet. Par ailleurs, j’ai peint depuis 1996 la vie de trois protagonistes fictifs œuvrant avec des scénaristes et journalistes dont Arnaud Robert. Avant de publier en ligne leur biographie intégrale».

Son œuvre inclassable est à mi-chemin entre la performance, les arts plastiques, les effets d’optiques, le théâtre et la musique. A l’origine de sa démarche, on trouve l’un des peintres majeurs de l’art conceptuel, le franco-polonais Roman Opalka. Celui-ci a conçu un «projet de vie» d’ordre philosophique en 1965, l’engageant à peindre jusqu’à sa mort. La conscience de sa propre disparition ne peut être transcendée à ses yeux que dans cette «mise en corps», par la peinture, de l’idée d’unicité du temps. Delachaux «a pu suivre, geste après geste, une intuition précoce. L’art est la vie des autres», comme l’écrit Arnaud Robert.

Bex & Arts, jusqu’au 18 octobre, tous les jours 10h-19h. Rens.: www.bexarts.ch