Traces au cœur des villes

PHOTOGRAPHIE • Catherine Leutenegger immortalise des bâches formant d’étranges sculptures en Inde. Emmanuelle Bayart s’interroge sur ce qui reste de l’humain dans l’espace public.

Série "dans les plis de la ville" d'Emmanuelle Bayart. Avenue de la Porte de Montrouge, Paris 14e,

Sous le titre « Crack », les réalisations exposées dans le cadre des Journées photographiques de Bienne explorent les crises identitaires, politiques ou climatiques d’avant la pandémie. Venue des Beaux-Arts, la vaudoise Catherine Leutenegger s’intéresse à Chennai, capitale du Tamil Nadu bien avant le désastre pandémique. Pour « Entanglement » (« Enchevêtrement« ), la photographe a cadré bâches, peintures murales et affiches de célébrités – hommes surtout – tant cinématographiques que politiques.

Seconde vie

Ces «quasi-divinités» adulées ne sont plus ici que des figures grotesques trouées, déchirées par l’usure, froissées, salies, encordées. Depuis Hors Champ en 2007 sur les arrière-cours de la photo argentique en voie d’effacement (laboratoires, studios…) et Kodak City (2014) pistant la chute historique d’une firme participant aussi de la disparition d’une économie citadine, «l’entropie des choses est un fil conducteur de mon travail». Sur place, elle constate que l’usage des bâches «supplante les peintures murales, conservant souvent les mêmes codes iconographiques et traitement des rendus». Ainsi les visages sont retouchés pour leur donner un caractère plus pictural. «J’ai pu découvrir un attrait particulier à ramener la photographie au style plus traditionnel de la peinture», se remémore l’artiste.

Photographiées aux premiers rayons du soleil favorisant une lumière chaude, douce, les bâches en PVC se trouvent une seconde vie en housses de protection couvrant le matériel des petits commerçants sur les plages de la capitale régionale. Les images originelles subissent des altérations aléatoires prenant des airs de «pâte poétique violente» et dévoilant la fragilité du support selon Catherine Leutenegger. Ces monticules lui font songer à des momies, dans un pays où les précaires meurent depuis toujours à même la rue.

Série « Entanglement » par Catherine Leutenegger.

Difformités et détails

Parmi d’autres sujets représentés, on compte des célébrations religieuses et campagnes publicitaires. Dans cette mégalopole, le cinéma est un vecteur politique essentiel dans son iconographie avec la volonté thématique de faire passer des messages moralistes alors que le cinéma Bollywood est au service du parti au pouvoir en Inde comme outil de propagande nationaliste. D’où des «enchevêtrements complexes existant entre monde politique tamoul, puissante Kollywood ou l’industrie du cinéma indien basée à Chennai, placement de produits et religion», selon l’artiste.

Privilégiant l’art du fragment et la typologie, sa série joue sur l’ambiguïté des formes. Face aux photos exposées au format XXL en Vieille Ville, les images en 2d deviennent des sculptures-installations brouillant les portraits publicitaires originels. Les attaches provoquant des plis, les visages imprimés se froissent et se tordent. «L’usure du temps se voit dans les déchirures et l’atténuation des couleurs. Métaphoriquement, on peut y déceler les violentes inégalités sociales». Ceci au coeur d’un pays muselant la liberté d’expression.

Disparitions

Catherine Leutenegger aime adopter une posture proche de l’archéologue et de l’anthropologue. Ainsi par le passé, elle a interrogé avec Kodak City (2014), la disparition de l’argentique au profit du numérique. Ceci en pistant ses traces et conséquences sociales de cette mutation – maisons abandonnées, rues désertées, boutiques fermées… – dans la ville mère de la société Kodak à Rochester (État-Unis). Cette Corporate City connut la faillite en 2012, n’ayant sût anticiper le virage technologique. Elle fut alors marginalisée et laissée pour partie à l’abandon.

En 2016, l’entreprise affirme néanmoins être à nouveau rentable, lançant deux ans plus tard, le Kodakcoin, une crypto-monnaie dédiée aux photographes et à la protection de leur licence. La firme assure toujours un grain inimitable à certains films diffusés par Netflix. A l’image du poignant Marriage Story de Noah Baumbach sur la fin d’une passion amoureuse et le divorce, pour lequel Scarlett Johansson a été filmée sur pellicule 35 mm. 

Café interrompu

«J’ai cadré un gobelet à café, iconique de l’American Way of Life, laissé dans une vitrine située face au QG administratif de la firme que l’on aperçoit en reflet. C’est l’image symbole poétique du vide béant alors prégnant au centre-ville. D’où l’impression d’une catastrophe ayant suscité la fuite inopinée d’habitants, relève l’artiste découvrant le désastre dans l’État de New York en 2012.

Aux yeux de la femme d’images, le fondateur de Kodak, Georges Eastman décédé en 1932 était un philanthrope visionnaire. Cet inventeur de l’appareil photo portable relevant que «la photographie est ainsi mise à la portée de tout être humain désireux de préserver une trace de ce qu’il voit.» A l’ère des réseaux sociaux et leur côté dévorateur de flux et fils imagés souvent aussi vite oubliés qu’entre-aperçus en une poignée de secondes, ces propos interrogent les notions mêmes de préservation et d’acte photographique comme traces.

Vies oubliées

«Je passe beaucoup de temps en extérieur, à marcher, à l’arrêt, à observer. Je travaille sur la latence et l’ambiguïté, jouant des éléments en présence par le point de vue et la distance», confie  Emmanuelle Bayart pour son exposition accueillie par la Galerie Gewölbe. Explorant les marges, sa série documentaire Dans les plis de la ville, dont le titre s’inspire d’un recueil de poèmes crépusculaires de Michaud,

Habitat concentré d’une vie avec les végétaux dans un renfoncement de façade. Plus loin voyez corps adolescent mineur maghrébin sdf raidi au sol dans un interstice, se confondant avec l’architecture, place du Maquis du Vercors. Peintes sur un mur gris béton du parc dédié à Lucie Aubrac, des silhouettes de la résistance aztèque portant mitrailleuses, voisinent avec le souvenir de la plus célèbre résistante à l’occupant nazi et au Régime de Vichy. Comme un cri.

Palimpseste

Les compositions d’Emmanuelle Bayart sont des modèles d’échos multicouches entre réalités, représentations et époques. Ainsi celle de la Zone non constructible où les immigrés venaient échouer dans des bidonvilles, au début du siècle dernier. Sites du dénuement qui comptèrent jusqu’à 30’000 personnes d’une population très pauvre.

Pour elle, ses images sont des «vues urbaines, où le corps occupe l’espace de telle manière qu’il est par moment difficile de déterminer le dedans et le dehors, voire la nature du lieu occupé.» Habiter le dehors ou habiter l’inhabitable, tel est ici le fil rouge. Née à Amiens, la photographe s’intéresse dans la couronne parisienne aux villes nouvelles, à la relégation sociale et l’immigration. Elle module des espaces de l’entre-deux, où l’intérieur peut s’exiler dehors. Ici pris sur un pas de porte tout un espace de vie d’objets et mobiliers est compactée avec une dominante de végétaux «et rendue visible pour chacun à hauteur de rues».

Série « Dans les plis de la ville » d’Emmanuelle Bayart.

Non illustratif

Par le passé, elle a notamment réalisé Commémoration sur les monuments et lieux commémoratifs à Sarcelles – livre et exposition au Centre genevois de la photographie en 2014. Loin d’être central dans le cadrage, le sujet se devine dialoguant avec son environnement. Son approche photographique adopte une esthétique documentaire, s’intéresse à un contexte socio-économique. Mais elle ne «cherche pas à illustrer ou à démontrer un propos».

En témoigne sa série Le Sujet (2006) menée dans l’Unité de psychiatrie des HUG et suivant des personnes souffrant de troubles psychiques. Mais aussi Métropolitain de Moscou (2010). Dans le dédale du métro, ce travail met en regard de jeunes russes relativement aisés avec des portraits de Lénine, sculptures et vitraux de l’URSS dans le plus pur style patriotique du réalisme soviétique.

Temps suspendu

Avec Dans les plis de la ville, la photographe se focalise à nouveau sur un temps suspendu, ambivalent, lorsque l’on peut être présent et absent à soi-même. Jusque dans cette femme de l’immigration dialoguant à distance avec l’immense icône affichée d’un Apollon bodybuildé. «Du noir au blanc, il y a un choc d’échelles, de représentations entre l’imagerie publicitaire triomphante et l’être minuscule, perdu dans ses pensées près du périphérique.»

Il s’agit essentiellement de vues urbaines engagées avec une distance certaine, un portrait fait quitter ce statut de «personnes comme présences». Mais un portrait offre la part plus intime d’une dame âgée et handicapée fruit d’une discussion préalable au sud de la ceinture parisienne. La lumière vient ici fragmenter le visage à la manière précisément d’une fracture. «Du coup, elle vient souligner une certaine fragilité apparente». La série interroge ainsi subtilement l’ambivalence du rapport de la photographie au réel et le caractère impalpable de l’identité.

Bertrand Tappolet

Journées photographiques de Bienne. Jusqu’au 30 mai. Rens.: bielerfototage.ch
Site des artistes: cleutenegger.com et mabayart.com