Les grandes voyageuses

La chronique féministe • Hommage à trois femmes pionnières.

Isabelle Eberhardt en costume berbère , vers 1900. (DR)

Alors qu’à peu près tout était interdit aux femmes, il y eut, au 19e siècle et au début du 20e siècle, de grandes voyageuses. Parmi elles:

Alexandra David-Néel (1868-1969), franco-belge, fut orientaliste, tibétologue, chanteuse d’opéra, journaliste, et surtout, grande voyageuse. Dans sa centième année, elle obtint un visa pour un Nième voyage, le fonctionnaire n’en croyait pas ses yeux. C’est d’ailleurs par cette scène que commence le spectacle que Pierrette Dupoyet a créé en Avignon 2003.

Alexandra est la fille unique de Louis David, franc-maçon issu d’une famille huguenote, instituteur, qui fut militant républicain lors de la révolution de 1848, et d’Alexandrine Borgmans, une Belge catholique aux origines scandinaves et sibériennes. Durant son enfance et son adolescence, elle côtoie Elisée Reclus, qui l’amène à s’intéresser aux idées anarchistes de l’époque. Elles lui inspireront la publication de Pour la vie en 1898. Elle devient d’ailleurs une libre collaboratrice de La Fronde, journal féministe créé par Marguerite Durnand. A sa majorité, elle se convertit au bouddhisme, notant cet événement dans son journal intime (paru en 1986 sous le titre de La Lampe de sagesse). La même année, pour se perfectionner en anglais, indispensable à une carrière d’orientaliste, elle part à Londres, puis à Paris pour s’initier au sanskrit et au tibétain.

Elle se marie en 1904 en Tunisie avec Philippe Néel, qui restera un indéfectible soutien, tout en la laissant libre. Elle parcourt des milliers de kilomètres à travers l’Extrême Orient et l’Asie centrale, prend le transsibérien, visite le Japon, vit la guerre de Chine, traverse la Mongolie et le désert du Gobi… Mais son exploit le plus important fut d’être la première personne européenne à avoir séjourné à Lhassa, en 1924. Déguisée en mendiante, elle est finalement démasquée, parce qu’elle allait chaque matin se laver à la rivière, ce qui semblait suspect. Alexandra David-Néel meurt à l’âge de 101 ans, à Digne.

Isabelle Eberhardt (1877-1904), née à Genève, est la fille illégitime d’un père arménien, Alexandre Trophimowsky, qui était philosophe, polyglotte, anarchiste et ex-prêtre converti à l’islam. La famille recomposée s’installe à Meyrin, dans la Villa Neuve, qui était un lieu de rencontre cosmopolite. On y entendait parler le russe, le français, l’allemand, l’italien et l’arabe, parfois aussi le grec et le latin. Isabelle a ainsi grandi dans un environnement multiculturel et intellectuel, qui développa chez elle une intarissable soif de découverte.

En 1897, elle s’installe avec sa mère à Bône, dans l’Est constantinois, où elle adopte l’islam et s’attache à la culture de la région. Elle commence à se vêtir avec des habits d’homme et s’invente de nombreuses identités. Elle mène une vie de nomade à travers le désert, qu’elle considère comme un paradis terrestre. En 1901, elle rencontre Slimane, l’homme de sa vie, avec qui elle se marie. Elle est reporter de guerre au journal arabophile Akhbar, tout en menant son activité d’écriture personnelle.

Le 21 octobre 1904, Slimane, en permission, la rejoint à Aïn Sefra. L’oued se transforme en torrent furieux qui emporte la ville. Slimane s’en sort, mais Isabelle, affaiblie par le paludisme, n’a pas pu fuir. On la retrouve dans les ruines de sa maison, vêtue de son habit de cavalier arabe. Elle fut enterrée au cimetière musulman. Son manuscrit Sud Oranais fut publié un an plus tard.

Cette femme libre avait écrit: «Nomade j’étais quand, toute petite, je rêvais en regardant les routes, nomade je resterais toute ma vie, amoureuse des horizons changeants, des lointains encore inexplorés.»

Ella Maillart (1903-1997) est une voyageuse, écrivaine et photographe suisse. Elle est la fille de Paul Maillart, un fourreur genevois libéral, et de Dagmar Klim, une sportive danoise. Sa famille s’installe au Creux-de-Genthod,au bord du lac Léman, en 1913. Attirée dès son jeune âge par le sport et le dépassement de soi, Ella Maillart y rencontre Hermine de Saussure (surnommée «Miette»), fille d’un officier de marine et arrière-arrière-petite-fille de Horace-Bénédict de Saussure, considéré comme le fondateur de l’alpinisme.

A 20 ans, elle relie en voilier avec Hermine Cannes à la Corse, et fait la connaissance d’Alain Gerbault,qui est en train de préparer sa fameuse traversée en solitaire de l’océan Atlantique. Seule femme et la plus jeune de la compétition, elle barre un monotype national pour la Suisse aux Régates olympiques de 1924. Membre de l’équipe suisse de ski, elle défend, de 1931 à 1934, les couleurs de la Suisse aux 4 premiers championnats du monde de ski alpin, puis, attirée par le cinéma russe, elle part pour Moscou faire un reportage dont elle tire son premier livre: Parmi la jeunesse russe. De là, elle traverse à cheval le pays des Kirghizes et parvient aux monts Célestes, affronte le désert des sables Rouges, entre l’Ouzbékistan et la mer d’Aval. Puis à dos de chameau, par des températures extrêmes, échappant de justesse aux pillards et aux contrôles soviétiques, elle viendra à bout de son périple.

En 1934, elle convainc le rédacteur en chef du Petit Parisien de l’envoyer au Mandchoukuo, Etat créé par les Japonais en Chine en 1932. Elle y rencontrer Fleming, grand reporter pour The Times, et se lance avec lui, en février 1935, dans un voyage de 6000 kilomètres, de Pékin à Srinagar, qui va durer 7 mois et dont le récit sera retracé à la fois par Peter Fleming dans son livre Courrier de Tartarie et par Ella Maillart dans Oasis interdites. En 1937, elle traverse l’Inde, l’Afghanistan, l’Iran et la Turquie pour faire des reportages, puis en 1939, elle part dans une Ford, de Genève à Kaboul, avec Annemarie Schwarzenbach (nommée Christina dans son récit La Voie cruelle), qu’elle essaie de libérer de la drogue.
De 1940 à 1945, elle passe cinq ans dans le sud de l’Inde auprès de maîtres de sagesse.

De retour en Suisse, elle découvre, grâce au peintre Edmond Bille, le village de Chandolin, situé à 2000m d’altitude. Elle s’y fait construire un chalet, qu’elle habite en solitaire à partir de 1948. De 1956 à 1987, Ella devient guide culturel et fait découvrir plusieurs pays d’Asie à de petits groupes de voyageurs, et fait du vélo et du ski jusqu’à l’âge de 80 ans!

Les manuscrits et documents d’Ella Maillart sont conservés à la bibliothèque de Genève, son œuvre photographique au musée de l’Elysée à Lausanne (20 000 négatifs et 10 000 positifs) et ses films à la Cinémathèque suisse de Lausanne. A Chandolin, une exposition permanente retrace sa si riche vie.