Une population en danger plutôt que dangereuse

Chasser la prostitution des rues, comme le propose l'UDC au nom de la « décence », favoriserait l'usure immobilière et ne ferait qu'accroître la précarisation des travailleuses du sexe.

Chasser la prostitution des rues, comme le propose l’UDC au nom de la « décence », favoriserait l’usure immobilière et ne ferait qu’accroître la précarisation des travailleuses du sexe.

Le projet de loi de l’UDC propose, presque innocemment, « une petite limitation à l’exercice d’une des formes de la prostitution – la prostitution sur le domaine public » afin que « la qualité de vie de nombreux habitants soit améliorée et qu’il soit épargné aux enfants de se déplacer dans un environnement hostile en se rendant à l’école, pour leur plus grand bien ». Le projet de loi propose que l’article 7 de la Loi genevoise sur la prostitution (LProst) soit modifié comme suit : « L’exercice de la prostitution sur le domaine public, quelles qu’en soient les modalités, peut être interdit aux moments ou dans les endroits où il est de nature à troubler l’ordre et la tranquillité publics, à entraver la circulation, à engendrer des manifestations secondaires fâcheuses ou à blesser la décence. L’offre publique de services liés à la prostitution est interdite dans un rayon de 500 mètres aux abords des écoles fréquentées par des mineurs. »

Pourtant, loin d’être anodin, ce projet de loi fait les allégations les plus grossières et les plus discriminantes au sujet de l’impact des travailleuses du sexe sur le développement des bambins pâquisards et les amalgames les plus erronés entre travailleuses du sexe et dealers de rue.

Les enfants, un prétexte

On notera tout d’abord l’indigence intellectuelle du projet de loi de l’UDC, qui affirme que « l’article 7 de la LProst est tout à fait insuffisant pour garantir l’ordre public et plus particulièrement un développement normal sur les plans physique, psychique, affectif ou social des enfants empruntant, pour se rendre à l’école, les rues dans lesquelles s’exerce la prostitution ».

Quel rapport y a-t-il entre le développement physique de l’enfant et les personnes présentes dans son champ de vision ? Le développement des capacités cognitives de l’enfant n’est-il pas favorisé par la diversité des problèmes psychomoteurs qu’il doit résoudre (carré dans carré, rond dans rond), et plus tard par la diversité des situations psycho-sociales qu’il doit comprendre ? Le développement affectif de l’enfant ne se fait-il pas en réponse aux personnes qui le soignent au quotidien, en réponse à la manière dont il est touché, entourés, aimé, contenu dans leurs émotions, écouté ? Ne sont-ce pas les personnes proches de l’enfant et non les quidams croisés dans la rue qui structurent l’affectivité des enfants ? Quant au développement social, ne se fait-il pas essentiellement avec la famille, les éducateurs de la petite enfance, les camarades de classes, les enseignants ? Rappelons en sus que, les enfants des Pâquis dans leur majorité ne passent pas par les rues où se trouve la prostitution de rue, mais plutôt par la rue du Môle ou de la Navigation… On peut donc légitimement se demander combien d’enfants ce projet de loi concerne, et si l’enfance n’est pas un simple prétexte.

Travailler dans la rue, c’est s’affranchir des contraintes structurelles liées aux « salons », c’est être une « artisane », une indépendante, c’est choisir moins de précarité économique grâce à un loyer au mois ou grâce même à l’absence de loyer (comme au boulevard Helvétique), c’est minimiser les frais d’annonce, ne pas faire le jeu de l’usure publicitaire, refuser tout net l’usure immobilière. Saviez-vous que l’on propose en toute impunité des chambres jusqu’à 700 francs par semaine ? Mais qui sont les victimes ?
Par exemple, à Zurich, où des entrepreneurs immobiliers ont été très proactifs pour interdire la prostitution de rue dans le Quartier 4, on observe que de nombreux immeubles ont été achetés par les mêmes entrepreneurs : ils ont transformé du loyer locatif au mois en loyer journalier usurier pour les travailleuses du sexe. Pénaliser le travail de sexe de rue, c’est favoriser le travail du sexe en salon et l’usure immobilière. A qui profite donc ce nouveau projet de loi ?

Travailler dans la rue favorise la santé

Travailler dans la rue, c’est aussi favoriser sa santé, physique et psychique. En effet, l’influence des pratiques des autres travailleuses du sexe sur ses pratiques propres est moins directe que dans un salon ou le client a le choix entre plusieurs prestataires, la marge de manœuvre lors des négociations avec le client plus grande, la capacité à refuser des demandes inadéquates en termes d’infections sexuellement transmissibles plus affirmée.

Ajoutons encore que, pour les plus anciennes artisanes, qui ne trouveront pas de place dans les salons, et qui ne savent que travailler dans la rue, cette loi est un aller simple pour l’Hospice général. Le refus de protéger le travail du sexe de rue n’est donc pas seulement un manquement à l’éthique, un refus d’inclure socialement les marges, mais aussi une position indéfendable sur le plan de la santé publique et sur le plan de la liberté de commerce. En effet, l’exclusion sociale augmentera le sentiment de rejet et éloignera des lieux de testing et de soins.

Aucune plainte des habitants des Pâquis

Enfin, le rapprochement entre prostitution et deal de drogues est douteux. Les travailleuses du sexe se plaignent régulièrement, informellement à Aspasie, formellement à la police, de la présence des dealers qui les agressent et font fuir les clients. Les travailleuses du sexe se plaignent d’ailleurs d’un délai d’intervention de la police trop long (jusqu’à 40 minutes). Alors, à nouveau, qui sont les lésés ?

Pour sa part, l’Unité d’action Communautaire (UAC) des Pâquis relève qu’elle « n’a reçu aucune plainte des habitants des Pâquis concernant un cas de violence ou d’atteinte à la décence perpétré par des travailleuses du sexe à leur encontre. Il faut relever que les plaintes que nous avons entendues lors de nos permanences dans le quartier ont été celles des travailleuses elle-même, se plaignant notamment de l’insécurité de leur travail et du manque de protection de la police, de délais d’intervention extrêmement long de celle-ci », explique Sylvain Thévoz, conseiller en action communautaire à l’UAC. « Il semble donc que plutôt que de population dangereuse, il s’agisse d’une population « en danger ». »

L’Onusida, en décembre dernier, à Genève, rappelait, à ses états membre et à la Suisse que « le vrai critère d’une société humaine et bienveillante se situe dans son engagement à protéger les droits des minorités ».

Veillons donc à ce que les lois concernant la prostitution soient fondées sur une volonté de promotion des droits humains, d’accès aux services de santé et non sur les idéologies d’entrepreneurs de morale essayant d’imposer leurs opinions, leurs positions et leurs profits à la majorité par le biais de la loi.