Cycles de vies et de voix

SPECTACLE • « Utopolis Lausanne » invite à un parcours participatif audio-guidé. Une réflexion vivifiante autour de la communauté et de l’utopie expérimentale sous le signe de Thomas More. Pour une infinie variations de points de vue.

"Utopolis Lausanne" . En ballade pour découverte insolite et réflexive de Lausanne. Photo; Amélie Blanc

«Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux», suggère Marcel Proust. Après la série citadine des « Remote » invitant à parcourir autrement la ville, les oreilles chaussées d’un casque audio à l’écoute d’une voix favorisant de nouveaux yeux, le collectif Rimini Protokoll (Helgard Haug, Stefan Kaegi. Daniel Wetzel) continue à stimuler les imaginaires des spectateurs.trices et interactions avec l’environnement immédiat en milieu urbain. Le tout ouvre à des dimensions métaphysiques, spirituelles, vitales ou triviales. Dans le dessin de percevoir. Ressentir et réfléchir autrement sur des lieux et situations que l’on parcourt ordinairement sans y prêter attention.

A la rencontre de David Estrella

Utopolis Lausanne voit donc de petits groupes formant une épisodique communauté de 200 anonymes dans sa totalité essaimer trois heures durant à travers Lausanne. L’un des quarante-huit point de départ? Chez la Tienda de La Esquina – Productos latinos tenu par David Estrella. Entre frigo, caisse enregistreuse et débarras, on prend place dans l’arrière-boutique de ce magasin latino. «J’ai toujours organisé des soirées et concerts afin de récolter de l’argent pour l’aide humanitaire et sociale en Amérique latine… Mon espoir est qu’il y ait la paix dans le monde… L’une de mes chansons préférées est Ne me quitte pas de Jacques Brel», entend-on par bribes de ce cuisinier de métier.

Etabli en Suisse depuis 42 ans, cet Equatorien y raconte son histoire d’exil de sa voix enregistrée diffusée par le petit haut-parleur pareil à un tambour ou une urne. Le point de ralliement pour interroger et ressentir autrement les lieux traversés est donc une simple enceinte. Portée en bandoulière, elle distille une voix féminine tour à tour suave, mélancolique et directive aux reliefs d’application vocale pour smartphone type Siri. «Ne m’oubliez pas, emmenez-moi et restez groupés. C’est parti. On se bouge», dit-elle avec de l’électro rythmée puis atmosphérique en fond sonore. Avant de filer la métaphore sur la choralité au premier lieu de rassemblement collectif, la Palais de Rumine: «Chaque enceinte est un instrument. Soyez un orchestre.»

Rêver d’un autre monde

Quelles seraient les visages d’une possible société idéale, dans le sillage du très controversé et catholique juriste, historien, philosophe, humaniste, théologien et homme politique anglais, Thomas More, qui finira sur l’échafaud en martyr humaniste? Son Utopie ou Le Traité de la meilleure forme de gouvernement pose les prémices d’une société tournant le dos à la sacro-sainte propriété privée, imaginant des personnes égales en droits rompant en visière avec l’individualisme et ‘égoïsme pour participer à l’horizon d’un bien commun.

«Quels types d’utopies sont imaginables au XXIe siècle, à quelles échelles? Quels exemples ou prémisses en avons-nous? Comment pouvons-nous les rendre visibles, les partager? Après des mois de distance sociale, ces questions peuvent sembler de plus en plus urgentes», s’interroge une note d’intention du spectacle. Ce que retient Utopolis Lausanne de L’Utopie de l’Anglais ami d’Erasme? L’ouverture d’esprit, l’aptitude à l’expérimentation et à la discussion pour tenter d’améliorer la société. Plus que les fondements d’institutions nouvelles, c’est un état d’esprit que met en avant Thomas More.

Ecoute dynamique

Fidèle à une idée d’ensemble d’atelier de création radiophonique interactif poussant à la réflexion sur des possibles pour le vivre ensemble, une mosaïque d’autres voix se font entendre au fil de ce spectacle déambulatoire. Ainsi au Musée cantonal de zoologie, entrant par une passerelle entre tigre et ours polaire, on choisit un animal totem au hasard d’une vitrine sur la proposition de la tessiture diffusée en off du conservateur des lieux. La Chapelle Saint-Roch des Pompes Funèbres Générales invite à une réflexion questionnant sa propre destinée sur fond de requiem de Faure et toussotements pour marquer des choix de durée de vie.

Le Gymnase de la Cité, lui, est l’occasion de s’étendre sur des tapis d’exercice en une posture de repos permettant d’infuser de denses pensées à propos de l’Intelligence Artificielle (AI). Ceci avant un exercice pratique sur ce que pourrait apporter concrètement au quotidien l’AI dans nos vies. Du renouvellement du contenu d’un frigo domestique au fait de favoriser la rencontre avec les autres, les réponses se prélassent sur le fil de l’inattendu.

Dans une démocratie en crise et sous tensions, la salle du Conseil communal offre d’entendre les témoignages et interrogations sur l’agora politique aux débats engageant la vie de la cité, l’oreille collée sur le pupitre. Avant de faire sa proposition au micro pour une vie en société voulue plus égalitaire entre femmes et hommes et moins injuste.

Utopolis Lausanne et au-delà

La voix nous enjoint in fine d’agir concrètement et de se mettre au travail. Ceci  pour une utopie voulue agissante plus qu’efficiente. On retiendra possiblement moins ces immersions ou trempages successifs au sein de lieux et pensées contrastées favorisant les retours sur soi ce que le dispositif du Rimini Protokoll favorise, la rencontre. «Un seul temps existe, le temps de la rencontre», avance le cinéaste français Alain Resnais. Au terme de cette balade en forme de rêverie utopique, la petite tribu, tantôt rassemblée autour de son haut-parleur, soupe maintenant de concert.

Les échanges roulent alors sur nos espaces hier confinés, les vies ici d’une Mère Courage institutrice, là d’un-ex enseignant en travaux manuels aux approches hétérodoxes. La professeure pointe le lien entre l’écriture d’Utopolis Lausanne et celle du gonflement du détail et de la description chère à Gustave Flaubert.

Parenthèse flaubertienne

Rien ne saurait être plus juste. L’art de l’auteur de Madame Bovary est bien d’estomper la narration au profit d’un objet, un paysage – regardez autour de vous, intime doucement la voix du spectacle. Du personnage flaubertien, l’histoire nous est contée non par l’étude psychologique ou l’action dans laquelle Emma Bovary est plongée. Mais en nous faisant littéralement voir ce qu’elle voit. De même un lieu, une vitrine, une rue pentue, un paysage, témoins de la réflexion ou de l’émotion de la voix émanant du haut-parleur de la création du Rimini Protokoll en deviennent pour nous le support, le tremplin.

Face à la pesanteur administrative des vies, à la gravité des responsabilités et aux impasses, Utopolis Lausanne aura favorisé alors indirectement une mosaïque de brèves confessions et réflexions. Et une manière de redécouvrir ce de quoi la vie sociale coupe irrémédiablement, une reconnaissance mutuelle, un merci profond à l’autre. Si éphémère soit-il.

 

F(r)ictions en mouvement

Entretien avec Stefan Kaegi, co-fondateur avec Helgard Haug et Daniel Wetzel du collectif Rimini Protokoll qui questionne le réel selon des formes participatives et surprenantes.

Quels sont les voix qui accompagnent les groupes dans Utopolis Lausanne ?

Stefan Kaegi: La voix principale qui guide les petits groupes du public est celle de la comédienne Lisa Veyrier. Elle est présente parmi tant d’autres comédien.nes pour des témoignages audios qui s’écoutent de lieu en lieu.

Ainsi un conservateur taxidermiste du Musée zoologique, des adolescents du Gymnase de la Cité, un propriétaire de Pompes funèbres et son organiste ainsi que 48 propriétaires des boutiques et magasins où s’initie le parcours d’Utopolis Lausanne. Et qui décrivent leurs utopies.

Sur le mouvement général de cette déambulation…

Par le passé, existaient des marches en étoiles. Les participant.es partaient de plusieurs points pour se rejoindre au final. Flanqués de leur haut-parleur, les groupes deviennent un orchestre produisant une forme de symphonie se composant avec ses différentes pistes sonores qui trouvent leurs complémentaires afin de dessiner une partition plus ample.

Il existe aussi tout un ensemble de sources sonores non parlées aussi diffusées.

Oui. Cela participe du désir de convoquer au cœur de la ville, ce qui ne se trouve plus ou a quasi disparu: chants d’oiseaux, cris d’animaux… Mais le fait aussi que chaque utopie peut avoir in fine des résultats dystopiques. Que l’on songe aux manifestations dans la première décennie du siècle dernier en Russie. Elles auront produit beaucoup de bruits de marches militaires.

Vouloir s’imposer contre la majorité est aussi une thématique abordée dans l’hémicycle du Conseil Municipal lausannois où les différents groupes d’Utopolis Lausanne se réunissent. S’y expriment parfois des idées a priori naïves ou très modestes dans leur portée utopique. Mais ce sont également ces réalités concrètes qu’il faut écouter.

Vous citez L’Utopie de Thomas More.

Ce spectacle n’est pas exactement une relecture de cet essai. Il s’agit plutôt de reprendre ici ou là des questionnements. Ainsi pour réfléchir épisodiquement est-ce intéressant de conserver la propriété privée, l’argent ou des vêtements uniformisés?

C’est l’esprit du livre de Thomas More que nous avons repris. Et pas certains éléments cauchemardesques, de son temps comme l’esclavage notamment. Soit imaginer des réalités non advenues à ce jour. Dans le fond, les utopies des fictions dans l’idée. Ne sont-elles pas plutôt conçues pour ouvrir des horizons dans lesquels on peut peut-être se projeter? Potentiellement, le théâtre devrait pouvoir amener à réfléchir voire mettre en place des réalisations qui ne sont pas immédiatement mesurables dans leur faisabilité.

Un exemple?

Parmi les propositions qui sont faites par le public à travers des sms sollicités par la pièce, j’ai lu l’interdiction généralisée du travail. Mêmes si certaines envies peuvent être parfaitement irréalistes, il est bon de pouvoir faire ce pas de côté dans l’utopie. Avant de revenir à des horizons plus pragmatiques dans sa vie.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

 

Utopolis Lausanne. Jusqu’au 4 juin, les vendredis et samedis dans le cadre de la programmation du Théâtre de Vidy. Rens.: www.vidy.ch