Kaléidoscope de réalités à Arles

PHOTOGRAPHIE • Au fil des 42e Rencontres internationales de la photographie d’Arles, le monde est passé en revue en plus d’une quarantaine d’expositions. Du figuratif à l’abstraction. A découvrir aussi sur des sites web et dans des livres.

Kristine Potter. Une autre image de la masculinité dans sa série "Manifest".

«Comment nous faire voir ce qui nous crève les yeux, mais qui prend tant de temps à apparaître, comme si la révélation ne pouvait être qu’une naissance forcée?», s’interroge dans un éditorial, Christoph Wiesner, le directeur des Rencontres de la photographie d’Arles. Pour se convaincre de la pertinence de cette question, il faut suivre le Français Bruno Serralongue prenant le pouls des Indiens du Dakota en lutte contre un oléoduc. Sa série, «Les Gardiens de l’eau», rend compte de la lutte protéiforme, asymétrique, créative et désespérée des natifs de Standing Rock.

Portraits en majesté et pied de résistants à cette colonisation de l’extractivisme alternent avec scènes de résistance comme cet autochtone enchaîné à une machine de chantier, manifestation à Washington «Native Lives Matter», muralisme avec fresque rappelant la catastrophe coloniale de 1492. Et dessins mettant en lumière les ravages du Black Snake ou Dakota Access Pipeline acheminant le pétrole vers le Canada et l’Europe par tankers.

Collage-montage

Devant les caméras, quatre jours après son accession au pouvoir, Donald Trump signait fièrement un décret sanctifiant la remise en route de la construction du controversé oléoduc. Que l’administration Biden, hautement extractiviste, n’a pas le moins du monde remis en questions malgré ses engagement répétés en faveur des minorités, dont les Indiens sont les grands outils de la politique fédérale, cet ouvrage «empiète sur les terres indiennes pourtant reconnues dès le 17e siècle, menaçant de ses fuites et infrastructure un biotope fragilisé et le fleuve Missouri mis à mal par un cocktail de pluies acides notamment», explique Bruno Serralongue en entrevue.

Par leur collage-montage et incrustation, l’iconographie renoue avec l’ardeur des flyers de lutte ou les pochettes d’albums hip-hop. Dans le sillage de ses séries sur les Indiens du Chiapas mexicain dans les années 90, des migrants de Calais depuis 2006 ou des Zadistes de Notre-Dame-des-Landes, dont la fréquentation lui a donné l’idée de ces Guerriers de l’eau, se déploie une photographie post-documentaire qui n’a rien de conceptuel. Celui qui est aussi enseignant photo à la HEAD genevoise depuis 18 ans poursuit son chemin de traverse bienvenu dans la profondeur de ceux qui combattent «Pour la vie». La leur, la nôtre. Salutaire.

Colorado fantôme

Sous la curation du Britannique Paul Graham, photographe passé maître dans l’art du réel fragmenté, Et pourtant elle tourne réunit huit jeunes photographes pour pister Amérique façon puzzle empathique et humaniste, à découvrir aussi au fil d’un poétique catalogue, But Still, It Turns (Mack/ICP, 2021). En témoignent les travaux de la Britannique Vanessa Winship (Elle danse sur Jackson) et de l’Américain RaMell Ross (Comté du Sud).

Sillonnant un Colorado montagneux et désertique avec chambre et trépied, sans souvent y croiser âme qui vive, l’Américaine Kristine Potter tire en noir-blanc le portrait d’un cow-boy au travail saisonnier ou d’un adepte de la permaculture pour son livre intitulé Manifeste. Issue d’une famille catholique avec militaires de haut rang, la photographe s’est souvenue que ses lointains ancêtres avaient accompagné Buffalo Bill au fil des tournées du Wild West Show. «Avec l’appareil photo, il s’agit d’une danse avec le réel dans une forme de méditation permettant de répondre à une situation sur le fil de l’instant. Certains portraits sont le fruit de rendez-vous avec leur sujet en décidant de concert sur le lieu souhaité pour la prise de vues. On est à mi-chemin entre mon ressenti et la sensibilité, la personnalité de la personne portraiturée. Ce qui amène toujours une autre dimension entre le visible et l’invisible», explique la femme d’images en entretien.

Le titre de son travail, Manifest (Manifeste), fait référence à la notion de destinée manifeste des États-Unis apparue dans le contexte de la colonisation en 1845. La Manifest Destiny implique pour ces colons une mission à accomplir, une forme de mystique expansionniste, qui marque culturellement et politiquement les États-Unis jusqu’à nos jours. C’est cette mystique coloniale d’essence divine que Kristine Potter interroge et met en crise à travers ses images d’êtres solitaires abandonnés dans le paysage et loin de toute idée de domination, d’exploitation et de force.

Masculinités en question

La photographe est issue d’une famille de militaires emplie d’archétypes autour de la masculinité. Sa vision du mythe de l’Ouest américain est donc empreinte de son expérience de certains codes le régissant. Et par son envie moins d’en fragiliser les bases que d’en donner une forme de négatif permettant aux personnes portraiturées de conserver leur dignité. Au stéréotype du cow-boy viril à la John Wayne se substitue une masculinité plus douce et vulnérable, isolée dans les univers des collines du Colorado aussi arides qu’indécidables.

S’agit-il alors au gré de cette série de masculinité fragilisée, de désorientation d’une citadine au cœur d’un Ouest tourmenté, de dissolution des présences dans un paysage minéral cadrant un torse d’homme dénudé émergeant de l’obscurité? «C’est bien un cow-boy vivant dans l’Ouest Il est employé comme journalier dans la conduite de troupeaux, précise la photographe. Lors de l’une de nos rencontres, il travaillait dans son jardin sous une chaleur étouffante et avait enlevé sa chemise». L’œil découvre aussi un homme se lézardant sur un rocher au milieu du fleuve mêlant nudité et slip christique dans une pose rappelant de loin en loin un tableau. Dans la postface du catalogue, le photographe et écrivain Stanley Wolukau-Wanambwa, évoque pour cette série une «vigueur audacieuse, blanche et masculine, héritière du symbole brillant qu’est l’Ouest américain».

Images Vevey avait révélé la mise en clair-obscur dérangeante d’une masculinité toxique pistée dans son sidérant Dark Waters. Son installation filmée de Murder Ballads a marqué les esprits. Intreprétées dans un club aux effluves lynchiennes, ces chansons content les meurtres d’épouses et compagnes dans un romantisme noir. Le baiser et la trahison de l’être plus fantasmé qu’aimé se confondaient avec la griffure et la violence.

Expressionnisme et abstraction

Pour Evergreen, le photographe d’origine helvético-australienne Lukas Hoffmann alterne Street Photography et abstraction sur murs et paysages naturels. Inventif et étonnant. Ce diplômé de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris œuvre presque exclusivement à la chambre photographique et réalise lui-même les tirages et encadrements. Tour à tour isolés ou formant polyptyques, ses instantanés ne suivent ni idées ni concepts tout au plus une rythmique. «Ce qui m’intéresse est précisément le rythme à l’œuvre dans un paysage pour favoriser une autre manière de le regarder», confie Lukas Hoffmann à Arles.

Espaces naturels et architecturaux se mêlent dans son travail comme un ensemble de signes aussi intrigants, déroutants que fascinants. Reconnaissant un intérêt pour la lente décrépitude des murs, ses compositions affichent les différentes strates qui constituent un paysage. L’importance de la composition des images chez lui est particulièrement visible dans ses polyptyques en convoquant une chambre photographique et des plans-films individuels.

«Lors de randonnées ou de promenades à vélo à travers des territoires urbains en marge de Berlin ou de New York, l’artiste porte son attention sur des coins et des angles vides de toute présence humaine et d’apparence insignifiante, sur des façades froides, des arrière-cours, des passages, des chantiers, des haies foisonnantes ou des terrains vagues», relève Matthias Haldemann dans un texte publié dans le livre de Lukas Hoffmann, Untitled Overgrowth (Spector Books, Leipzig, 2019).

Lukas Hoffmann a aussi réalisé une série de portraits fragmentés et sensoriels de passants à la chambre levée sans trépied. Il saisit alors des postures fugaces et contrastées, dessine avec précision des textures de peaux, de chevelures et de vêtements. D’où une sensorialité à la fois évanescente et picturale.

Bertrand Tappolet

Rencontre de la photographie, Arles, Jusqu’au 25 septembre. Catalogue chez Actes Sud. Rens. www.rencontres-arles.com. Sites de photographes: http://www.kristinepotter.com ; www.lukashoffmann.net