La gauche doit renouer avec les analyses qui ont fait sa force

Mouvement • Alors que triomphe la domination des bourgeoisies capitalistes et que règne l'atomisation des classes populaires, la gauche doit lancer une bataille idéologique et pratique pour faire comprendre aux populations que le changement social est possible.

Alors que triomphe la domination des bourgeoisies capitalistes et que règne l’atomisation des classes populaires, la
gauche doit lancer une bataille idéologique et pratique pour faire comprendre aux populations que le changement social est possible.

La crise actuelle des valeurs et des
projets de la gauche radicale helvétique
dans laquelle patauge le
Parti suisse du Travail – POP, aussi bien
que les autres courants radicaux, me
semble refléter totalement la réussite
du brouillage idéologique auquel se
livrent les théories dominantes qui
essaiment dans tous les moyens de
communication de masse, qu’ils proviennent
des médias traditionnels
(journaux, télévision, radio, cinéma) ou
très récents, comme internet. Ces
moyens peuvent à mon sens être considérés
comme les relais puissants d’un
pouvoir de classe.

En préambule, je dirais que la fréquentation,
depuis un peu plus d’une
décennie, de la pensée critique, allant
de la sociologie comme discipline
scientifique à la littérature socialiste et
communiste, m’a conduit à un changement
de regard total sur ce que je prenais
encore, à l’âge de 18-19 ans (à la
fin des années nonante), comme la réalité,
c’est-à-dire une approche acritique
de la société, de son organisation et de
son fonctionnement.

Intéressé alors par la politique
entendue dans son sens parlementaire,
avec ces conjonctures et ces enjeux
propres, mais dépolitisé dans les faits,
car ne disposant pas d’armes intellectuelles
me permettant de comprendre
véritablement la réalité sociale, je succombais
aux illusions courantes qui
déterminent l’appréhension ordinaire
du monde dans lequel nous vivons. Le
premier choc passé de considérer la
société non pas comme une donnée de
fait, ne pouvant être interrogée en ellemême
et critiquée pour ce qu’elle est,
sauf à la marge et, à plus forte raison,
être transformée, a laissé la place à la
recherche des manières alternatives de
l’organiser, tant ses modes de fonctionnement
me paraissaient (paraissent
d’autant plus aujourd’hui) si épouvantablement
structurés par les inégalités
et les injustices socio-économiques.

Comme point de départ de ces
réflexions, je dirais que ce qui me
frappe aujourd’hui avant toute chose,
sans bien sûr tomber dans l’idéalisation
d’un âge d’or révolu, c’est l’hiatus existant
entre ce qu’ont pu être, dans leur
puissance organisée de masse, les mouvements
sociaux historiques, tel le
mouvement ouvrier de la fin du
XIXème siècle et de la première moitié
du XXème siècle et l’atomisation, le
désarroi, la désespérance, la résignation
et l’inorganisation qui prévalent en ce
début de XXIème siècle. Nous vivons
une période bornée, de part en part,
par l’idéologie bourgeoise dominante,
qui ordonne la manière de voir le
monde et dicte ce qui est pensable et ce
qui ne l’est pas, ce qui est possible et ce
qui ne l’est plus. Elle n’agit ni plus ni
moins que comme limitation extrême
de notre liberté de choix, c’est-à-dire du
pouvoir de décider collectivement les
modalités de notre « vivre ensemble ».

Nous vivons une époque particulière,
construite à partir d’un frein terrifiant
dans ses effets : l’absence totale
de communication entre les dominés
d’hier et ceux d’aujourd’hui. Tout se
passe actuellement comme si aucune
tradition, référence ou ensemble cohérent
de théories et de pratiques, en bref
aucune culture (entre autres de lutte),
n’avaient pu se transmettre entre les
classes ouvrières et populaires d’il y a
encore 50, voire 100 ans et celles de
notre temps.

Nous sommes en Suisse, pays dans
lequel les dominés n’ont, apparemment,
jamais pu développer une véritable
conscience de classe, empêchés en
cela par les trésors d’ingéniosité et de
persuasion de notre bourgeoisie nationale
qui a su, peut-être mieux
qu’ailleurs, parvenir à faire croire que
ses intérêts propres représentaient l’intérêt
général. Discours toujours aussi
puissant à l’heure actuelle, il n’est que
de lire la presse quotidienne ou d’ouvrir
son poste de radio et de télévision
pour s’en rendre compte. Ceci explique
sans doute la prégnance extraordinaire
d’une pensée tendanciellement conservatrice
dans les milieux populaires.

Dans cette situation, la gauche
radicale poursuit cahin-caha son bonhomme
de chemin, essayant de
conquérir çà et là des sièges dans les
législatifs et exécutifs, lançant, dans
une posture exclusivement défensive,
des référendums contre telle ou telle
décision venant de Berne ou des parlements
cantonaux et, surtout,
nageant dans un marasme idéologique
terrifiant. Sommairement dit, la
gauche ne sait plus qui elle est et à
quoi elle sert. Elle a oublié sa vocation
révolutionnaire !

Malgré l’urgence, à l’heure de la troisième
crise systémique du capitalisme
– après celles de 1873-1914 et de 1929-
1939 – responsable de ravages sociaux,
environnementaux et économiques
gravissimes, la boîte à outils conceptuels
et pratiques léguée par Marx,
Engels et leurs successeurs sous toutes
les latitudes, reste, pour la gauche de la
gauche helvétique, inconnaissable, invisible,
inopérante. Pourtant qui veut
réfléchir et agir sur les conditions
sociales actuelles ne saurait se passer
des concepts tels que ceux de « capital »,
« force de travail », « classes sociales »,
« rapports de production capitalistes »,
« surtravail », « survaleur », « crise de surproduction
», etc.

Ces apports fondamentaux qui ont
structuré idéologiquement et pratiquement
les mouvements ouvriers ont eu,
au cours de notre histoire récente, un
effet performatif qui a permis aux
classes dominées de forger leurs armes
propres dans la lutte des classes. Elles
leur ont apporté les moyens de dire
leur réalité, de l’analyser et de comprendre
à quoi cette dernière ressortissait.
En 2012, je considère que ceux qui
militent dans les partis d’extrême
gauche n’ont pas pris la mesure de la
méconnaissance, voire de la perte
totale de cet appareillage théorique et
de ses significations proprement
sociales.

Nous vivons une époque dans
laquelle la domination sociale des
bourgeoisies capitalistes, qui se livrent
une guerre mondiale acharnée entre
leurs différentes fractions pour la réalisation
de la plus-value, en s’appuyant
sur l’Etat et ses moyens du XXIème
siècle, est pratiquement totale. Elle a su
s’attacher, dans ses centres comme
dans ses périphéries, les services d’une
classe intermédiaire de cadres moyens
et supérieurs qui gère loyalement ses
affaires et partage à la fois ses valeurs et
sa vision du monde. Plus grave, en l’absence
des outils et des formes de représentations
que l’on peut qualifier de
prolétariens signalés plus haut, elle
domine idéologiquement les « sans » :
sans-grades, sans-diplôme, sans-voix,
sans-propriété. Autre facette des temps,
ces derniers, pourtant victimes de la
guerre concurrentielle, succombent
malgré tout aux « charmes » de
l’époque : « réussite sociale » par l’écrasement
des autres, appropriation distinctive
du dernier gadget à la mode, accès
à la propriété, rêve d’une ascension
sociale qui ne se réalisera jamais. A
l’aune de cette situation, la dépolitisation
qui frappe les classes dominées en
Suisse est absolument alarmante.

Je travaille dans l’aide sociale, c’est-à-dire le dernier filet de notre sécurité
sociale. Les personnes qui y émargent
représentent non seulement ce que
Marx appelait l’armée de réserve industrielle
ou la surpopulation relative, mais
surtout les plus dominées des dominés :
les femmes des classes populaires. Lors
des entretiens passés avec mes bénéficiaires,
tous âges et genres confondus,
les discussions dévient parfois de leur
situation particulière à des thèmes plus
généraux. Les discours les plus courants,
majoritaires, visent deux choses :
d’une part à justifier de l’arrivée à l’aide
sociale par l’invocation d’erreurs individuelles
(mauvais choix de vie, mauvaises
fréquentations, mauvaise gestion),
donc d’adopter in fine le point de
vue libéral de la responsabilité individuelle
et, d’autre part, à se démarquer
des autres bénéficiaires en reléguant ces
derniers à des catégories encore plus
misérables que celle à laquelle on croit
appartenir : toxicomanes, alcooliques,
malades psychiques. Ces discours
reviennent également, avec une
constance stupéfiante, à accuser son
alter ego social direct d’être un profiteur
(rentier AI, réfugié, travailleur
frontalier), source de son malheur personnel.
Aucune vision de classe ne
structure la pensée, ni ne prévaut dans
la tête des gens. On se plaint d’avoir
perdu son emploi, mais c’est parce que
« vous comprenez c’est la crise économique,
la cherté du franc, les Chinois
qui sont moins chers, les frontaliers qui
nous prennent notre travail », etc. Les
propriétaires du capital et leurs affidés
sont disculpés d’avance de toute responsabilité
dans la situation directe,
matérielle, vécue, du prolétariat d’aujourd’hui.
Ce n’est pas la recherche de
profits en soi qui est visée ou critiquée,
c’est le travailleur concurrent. C’est la
victoire des divisions sur l’union, de
l’individualisme sur le collectif, du narcissisme
sur la conscience d’appartenir
à une classe exploitée et dominée.

A ces traits déjà noirs viennent
s’ajouter les séductions consuméristes
de l’époque. Celles-ci sont, faut-il
l’écrire, savamment organisées et
entretenues. Il n’est que de constater les
déferlantes de consommateurs attendant
la sortie d’un nouveau produit,
tels iPhone, iPad et autres cochonneries
gloutonnes aussi bien en énergie
qu’en exploitation de ressources naturelles
et de travail vivant. En langage
marxiste, nous assistons au triomphe
de l’aliénation !

Face à cela et pour paraphraser
Lénine : que faire ? A mon sens, il faut
avant tout recréer du collectif et de
l’unité. Pour cela, rien de très nouveau,
il est nécessaire de se donner comme
tâche immédiate de se battre contre les
logiques à l’oeuvre visant la destruction
des services publics. Lorsque la
Confédération, au service d’intérêts de
classe bien déterminés, privatise les
CFF, les télécommunications, la Poste,
le système de santé ou souhaite créer
un marché de l’électricité, elle prive la
population de biens collectifs, socialisés.
Les prix augmentent, les prétendues
forces du marché (c’est-à-dire en
fait celles du capital) jouent à plein et
laissent de côté des pans entiers de la
société jugés non rentables. Par là également,
elle substitue le consommateur
solvable au citoyen et renforce
l’atomisation de ce dernier. Le client
n’a pas de devoirs, il n’a que les droits
que lui confère l’épaisseur du contenu
de son porte-monnaie. Marx écrivait
au début du Livre I du Capital : « Les
sociétés dans lesquelles règne le mode
de production capitaliste s’annoncent
comme une immense accumulation
de marchandises ». Nous y sommes,
dans le règne de la marchandise et des
marchands !

Socialiser les moyens
de production et d’échange

Voici l’avers négatif et voilà l’envers
positif. A mon sens, la gauche doit
impérativement renouer avec les analyses
qui ont fait sa force. Elle doit être
en mesure de proposer ses solutions et
de les imposer, ce qui reviendrait en fait
à reprendre la place qui était la sienne
dans la lutte de classe. Il s’agit d’une
bataille à la fois idéologique et pratique
qui doit permettre de faire comprendre
aux populations que : « Oui, on peut
faire autrement » ! Et pour cela, pas
besoin d’aller chercher loin dans l’histoire :
la gauche radicale doit affirmer la
nécessité de se battre pour la socialisation
des moyens de production et
d’échange. La socialisation est une réalité
pratique des entreprises capitalistes,
ces dernières n’étant pas autre chose en
définitive que des collectifs de travailleuses
et de travailleurs se chargeant
de tout pour le bénéfice d’un propriétaire
privé : conception, exécution, distribution.
Faut-il rappeler que le patronat
a un besoin vital, existentiel, des travailleurs
et que l’inverse n’est pas vrai ?
Les exigences de polyvalence des travailleurs
du XXIème siècle, que réclamaient
à cor et à cri les apôtres du toyotisme,
sont devenues des réalités et ont
remplacé l’abrutissant travail répétitif
de l’ouvrier fordiste depuis nombre
d’années (pas dans toutes les branches
de la production il est vrai). La dilution
des frontières entre travail manuel et
intellectuel rend possible l’abolition des
divisions qui en résultaient. L’automatisation
et l’informatisation autorisent les
perspectives de se passer définitivement
d’un travail pénible aussi bien
physiquement que psychiquement et
de réduire massivement le temps de
travail nécessaire à la production des
moyens de satisfaire les besoins
sociaux. Ce qui aurait pour conséquence
directe une baisse gigantesque
et drastique des nuisances environnementales
induites par le système productiviste
et destructeur dans son
essence qu’est le capitalisme. La mise en
réseau rendue possible par internet à
un niveau planétaire ouvre également
les possibilités de la planification et de
supprimer le gaspillage aussi obscène
que néfaste auquel nous assistons au
quotidien. Pour le dire en clair, la voie
est aujourd’hui ouverte au communisme.
A nous de jouer !