Je lutte donc je suis

livre • Jürg Wegelin sort une biographie lucide et critique de Jean Ziegler, de son enfance bourgeoise à la confrontation avec le monde.

Jürg Wegelin sort une biographie lucide et critique de Jean Ziegler, de son enfance bourgeoise à la confrontation avec le monde.

On le lit comme un roman, le livre de Jürg Wegelin, Jean Ziegler, la vie d’un rebelle, paru en traduction française aux éditions Favre. Il est vrai qu’il n’y a pas besoin d’en rajouter ; ce marxiste libertaire, pourfendeur du « capitalisme prédateur » offre à son biographe un parcours de vie aussi imprévisible qu’animé, avec ruptures et contradictions qu’on dira apparentes, car en définitive le but de Ziegler ne varie pas : comprendre le monde, en allant sur place, changer le monde en se servant des médias et de livres « de combat » dont Une Suisse au-dessus de tout soupçon, La Suisse lave plus blanc, La Suisse, l’or et les morts, La haine de l’Occident. Encore fallait-il trouver le ton vif et juste pour dévoiler ainsi l’homme derrière ses engagements, ses coups de gueule, ses provocations, un homme qui ose penser avec sa tête, donc marginal et inclassable.

Parce que Jürg Wegelin sait trop bien que « notre mémoire retient…ce qui colle avec l’image que nous nous faisons de nous-mêmes », il ne s’est pas contenté d’interroger Ziegler. Pour suivre la quête de ce trublion gauchiste qui, à près de 80 ans, continue à se battre, il s’est appuyé sur les témoignages de ceux qui l’ont rencontré, hommes politiques, sociologues, amis et adversaires, sa sœur, son fils Dominique, metteur en scène et écrivain de théâtre, ainsi que sur les matériaux entreposés aux archives fédérales (140 caisses de documents !)

Un visionnaire contesté,
mais finalement reconnu

Honni des uns qui l’accusent de traîtrise au pays, certains avec menaces de mort, admiré par d’autres, plus à l’étranger du reste qu’en Suisse, respecté et même ami de gens qui ne partagent nullement son idéologie politique comme Charles Poncet, Marc Bonnant, Adolf Ogi, il a fini par convaincre même la NZZ qui, sous la signature de Urs Haffner, publiait à la sortie de sa biographie en allemand : « Si les responsables avaient pris au sérieux ses thèses, la Suisse aurait aujourd’hui quelques problèmes en moins. Et peut-être même que le monde irait un peu mieux. » Il avait donc vu juste avec vingt ans d’avance. L’écrivain autrichien Karl Krause disait : « Il tire souvent plus loin que la cible, mais rarement à côté ». Aujourd’hui il cumule les titres de Docteur honoris causa et les prix honorifiques.

Certes, il a toujours été reconnu par ses étudiants ; professeur éloquent, d’une brillante indépendance d’esprit, parlant avec spontanéité, sans notes écrites, il les enthousiasmait et ils prirent sa défense lorsque sa titularisation à l’Université de Genève fut remise en question, et même contestée violemment par la philosophe Jeanne Hersch. Par ailleurs, il a régulièrement remporté de remarquables scores aux élections genevoises sur la liste socialiste (le Parti du Travail n’avait pas très envie de lui, paraît-il !), ce qui lui valut de siéger 28 ans au Parlement. Mais c’est surtout à l’étranger, dans les pays non européens, qu’il rencontre le plus d’estime, d’admiration et aussi de soutien lors de sa candidature au poste de rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation, puis de membre consultatif du Conseil des droits de l’homme.

Il a fallu que Ziegler reçoive en mars 2009 le Prix de la ville de Thoune pour qu’on se souvienne de son enfance bourgeoise, dans une famille qui comptait de nombreux théologiens protestants (alors qu’il se convertira au catholicisme), où la carrière militaire était de tradition. Aux « Cadets », il est capitaine, portant uniforme, sabre aux côtés, trois étoiles au col ; il entre à Zofingue, écrit pour leur Centralblatt, un peu suspect cependant car il développe très tôt un incontestable esprit critique, mais il ne sera radié qu’en 1997… pour cotisations non payées ! Ce passé, Ziegler ne l’évoque pas volontiers, ni son inscription au PAI (Parti des paysans, artisans et indépendants), ni le choc de son exclusion de l’armée pour raison médicale, qu’il vit mal, mais qui va marquer un tournant dans sa vie.

Premier de classe, bourreau des cœurs, sportif, Hans Ziegler, né en 1934, fait des études de droit à Berne, à Genève et à Paris où il commence la sociologie. C’est qu’à Paris, en 1956, il vit deux rencontres déterminantes : avec l’abbé Pierre qui lui ouvre les yeux sur la misère et avec Sartre dont la philosophie apporte à ses questions des réponses influencées par le marxisme, tout en mettant l’accent sur le libre arbitre. A cette époque, il voyage aussi dans de nombreux pays non-européens, entre autres à Chypre où il réalise « l’absurdité et l’anachronisme du système colonial ». Il sera porteur de valises pour ses amis algériens, « perdant » à plusieurs reprises son passeport ! De 61 à 63, il est au Congo en tant qu’assistant de l’envoyé spécial de l’ONU ; il en revient traumatisé par le sentiment d’impuissance et la mauvaise conscience d’être un privilégié, reconnaissant la complexité du contexte africain auquel « la théorie du marxisme-léninisme sur l’impérialisme n’apporte pas de solution ». Sartre lui propose d’écrire un article sur le Congo dans Les Temps modernes ; Simone de Beauvoir corrige son texte et le signe non pas Hans, mais Jean Ziegler. Le voilà définitivement rattaché, malgré son accent, au monde francophone !

En 1958, il soutient à Berne sa thèse en droit, qui étudie assurance, solidarité, prestations sociales des personnes âgées et des exclus, donc axée vers la sociologie. Il estime que la conscience de classe des salariés peut être la force motrice d’un changement social. Il poursuit ses études de sociologie à New York où le hasard veut qu’il sous-loue une chambre chez Elie Wiesel, lequel devient un ami et le reste, malgré leurs divergences sur la Palestine. En rentrant des USA via Cuba et Haïti, il rencontre Fidel Castro, Che Guevara.

La suite de la vie de Ziegler, on connaît : ses relations, surprenantes parfois, avec d’innombrables personnalités et chefs d’Etat – « s’engager pour les droits de l’homme, c’est inévitablement dialoguer, à un moment ou à un autre avec des dictatures », justifie-t-il –, mais aussi ses contacts directs, parfois au risque de sa sécurité, avec les populations pour avoir des informations de première main, ses dénonciations du double langage et de la morale à deux vitesses de l’Occident, du mépris du droit à l’alimentation, de la politique impérialiste des pays industrialisés mais aussi de la corruption de nombreux gouvernements africains, ce qui avait fâché Leopold Senghor.

Son esprit critique s’exerce aussi à l’égard du contexte politique suisse où il relève très tôt les indices d’une xénophobie latente, dénonce des compromissions peu avouables, le blanchiment d’argent sale, les abus du secret bancaire. Son style privilégie l’émotion et n’a rien de la rigueur universitaire ; c’est la justesse du message, pas les détails, qui importe. Ce qui lui vaudra de nombreuses attaques et procès.

Dénonçant la perversion du marxisme par le communisme soviétique, proche de la mouvance antimondialiste, il défend des idées « marxiennes » et veut croire que l’utopie « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » est réalisable. Tout cela en « uniforme de banquier », costume, cravate, car, assure-t-il, « plus tu défends des idées radicales, plus ton allure doit être petite-bourgeoise ». La vie de ce rebelle obstiné, si déroutant et multiple, dont on découvre, moins connus que ses déceptions, ses réussites et certains aveuglements, des penchants mystiques, des tendances à l’irrationnel, le refus de l’ordinateur et du téléphone portable, réserve surprise et étonnement tout au long des 170 pages de cette passionnante biographie lucide et critique.


Jürg Wegelin, Jean Ziegler, la vie d’un rebelle, éd. Favre, 176 p., 28 frs.


Articles en relation

« Une rupture radicale est en train de se produire »
L’ancien rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation publie La haine de l’Occident. Le livre explique que les pays du Sud, récupérant leur mémoire bafouée, remettent en question la domination occidentale.

Il faut « recommencer la révolution »
Le livre de Jean Ziegler L’empire de la honte accuse et interpelle. Alors que faire ? Les réponses du rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation résument la thèse de son ouvrage.


(Photo Rama)