Les vivants et les morts

THÉÂTRE • "Le radieux séjour du monde" est une adaptation théâtrale du best-seller "Entre ciel et terre", premier volume d'une trilogie signée de l'Islandais Jón Kalman Stefánsson. Un écrivain qui envoûte avec des récits de pêcheurs et de villageois pris dans une gangue glacée et d'un gamin entiché de poésie pour mieux cheminer à dos d'espérance.

« Le radieux séjour du monde » est une adaptation théâtrale du best-seller « Entre ciel et terre », premier volume d’une trilogie signée de l’Islandais Jón Kalman Stefánsson. Un écrivain qui envoûte avec des récits de pêcheurs et de villageois pris dans une gangue glacée et d’un gamin entiché de poésie pour mieux cheminer à dos d’espérance.

Créée par Jean Louis Johannides au genevois Théâtre du Grütli, la pièce a ce souffle dont on gonfle les voiles des légendes. L’histoire se répand cœur d’une scénographie baignée de pénombre fuligineuse et d’une lumière bleue évanescente. S’y déploie une odyssée de glace et de feu servie dans un tressage de voix par trois comédiennes et un acteur accompagnés de micros portables (Barbara Tobola, Jeanne de Mont, Tiffany-Jane Madden et Pierre-Isaïe Duc). D’où l’impression d’entendre le texte jusqu’au grain des mots, par le filtre d’une mise en espace sonore tenant à la fois de l’atelier de création radiophonique et du requiem empaumé à plusieurs. Sur le sol, les projections vidéo évoque des couches successives d’une terre gelée et une neige cathodique de fin de programme comme on n’en connait plus. Une sorte de bruit blanc, peut-être.


L’écriture contre la vie

Le livre s’ouvre sur un alexandrin esseulé au centre de la page blanche : « Nous sommes presque uniquement constitués de ténèbres ». D’où le désir transposer sur scène un possible reflet de cette isolation graphique. Répartis sur les gradins configurés comme des pentes glaciaires en terrasses, les actants et récitants contemplent une scène vide, comme un lieu mystérieux qui aimante attention et parole, le quatuor d’interprètes évoluant souvent dos au public, ou dirigeant leur tête retournée vers lui. Entre épopée initiatique, quête métaphysique et forage des sens, la mise en scène semble chercher son nord parcourant un lyrisme contenu et une sensorialité à la fois charnelle et abstraite.

Il y a dans cette écriture au long souffle hantée d’une puissance confinant à l’hypnose, une tendresse fraternelle immédiatement préhensible, quelque chose de miraculeux qui tiendrait d’une forme d’envoutement magique. La mer, sous la plume de l’auteur, devient une figure mythique, monstrueuse qui stimule, mais fait périr aussi. Un pêcheur à la morue, Bárdur, qui lit avidement Le Paradis perdu, poème épique du 17e siècle signé Milton, en oublie sa vareuse et péri dans le froid alors que la barque à rames accueillant six marins ne sachant pas nager et pris dans une furieuse tempête de neige emportant les paroles. « Les mots sont ses compagnons les plus dévoués et ses amis les plus fidèles, ils se révèlent pourtant inutiles au moment où il en aurait le plus besoin ». Avec cette vie qui lui est donnée, lui est donné bien plus que ce qui lui est repris le jour de son trépas. Le corps mort de l’homme est ramené au camp par le gamin, son ami orphelin. Et le dernier souffle des morts de devenir comme le premier souffle des vivants.


Après la mort

Les témoins qui nous parlent le font depuis le séjour des défunts. La présence de leur absence même nous révèle quelque chose de leur éternité. Le fantôme a-t-il ici une forme de fiction hallucinatoire de sorte qu’apparaissent les formes du disparu ? En redonnant aux morts la possibilité d’être représentés sur la scène du langage, la pièce permet à chacun de vivre avec la perte et non dans celle-ci. Baignée d’une étonnante sérénité, les voix disent la dureté sans fond de cette vie maritime. Mais à une logique d’épuisement succède une promesse permanente d’éveil, une invitation à explorer l’aube des choses plutôt que leur crépuscule. A l’image, sur le plateau, de cette lumière polaire enfouie qui semble demander en permanence à percer la couche épaisse de la pénombre. Le théâtre sait se faire ici expérience incarnée, sensitive, à partager, comme à la veillée.

Bertrand Tappolet

LA RÉALITÉ FACE A LA POÉSIE

Entretien avec le metteur en scène Jean-Louis Johannides

Qu’est-ce qui vous a harponné dans ce récit de feu et de glace ?

Jean-Louis Johannides : C’est ce que Stefánsson met en confrontation : le réel et la poésie. La poésie présente dans sa prose et qu’il questionne par l’intermédiaire du livre, de la littérature. En l’occurrence le poème épique de Milton, Le Paradis perdu dont la lecture acharnée cause la perte d’un marin pêcheur.

A mes yeux, il s’agit d’un questionnement permanent. Où se trouvent la littérature, et partant une parole poétique. Si cette dernière affleure des livres, peut-elle se dévoiler à nous simplement dans le réel, le quotidien ? Ce roman et son écriture ont ainsi constitué le matériau parfait, non pour répondre à ces questions. Mais, pour le moins, aller plus en profondeur à l’intérieur de celles-ci.

Cette archéologie d’un récit qui se révèle par strates, on la retrouve dans ses mots tenus par la comédienne Barbara Tobola surgissant de la pénombre : « Nous paroles sont incertaines de leur rôle ». Le récit peut s’entendre comme un requiem.

Cette dimension d’incertitude profondément liée à nos vies habite chacun d’entre nous. A l’intérieur de cette narration, il n’existe pas à proprement parler de personnages et de rôles définis. L’adaptation réalisée s’attarde sur la première partie du roman, plus masculine. Mais le monde des femmes demeure éminemment important dans la seconde partie. Il imprègne tout le vécu et la manière qu’ont ces hommes d’appréhender leur réalité.
Il est donc intéressant d’avoir un déséquilibre femmes-homme sur le plateau. D’une part pour véhiculer cette dépersonnalisation voulue au fil de l’adaptation du roman. Sans personnages et personnification, le spectateur a la possibilité d’identifier ici une silhouette, là une voix. De l’autre, il y a cette féminité très présente dans le roman.

Le livre s’ouvre sur un alexandrin perdu au cœur d’une page blanche : « Nous sommes presque uniquement constitués de ténèbres. »

Sur la scène, règne une grande part d’ombre, voire un gouffre obscur qui s’ouvre à nous. A mon sens, il est représentatif de nos possibles caisses de résonnance à cette constitution de ténèbres qui est en soi. Et naturellement en ces narrateurs qui se définissent comme étant défunts.

Le fait d’avoir les acteurs de dos qui nous adressent cette parole, peut-être de manière légèrement détournée, de trois-quarts, c’est aussi la possibilité de se projeter dans cette espace obscur qui peut être la représentation plausible de notre espace mental en tant que spectateur. Ces narrateurs se mettent dans la même posture que nous. Les comédiens font ainsi le double geste d’aller puiser leur matière à l’intérieur de cette obscurité pour nous la restituer en paroles. Le choix est alors offert soit de se concentrer sur les narrateurs. Soit le spectateur peut laisser son regard se prolonger dans l’obscurité.


Le Paradis perdu de Milton est aussi l’histoire d’une exploration, d’un décentrement. Or si les mots sont les amis du personnage de Bárdur, ils se révéleront inutiles à le protéger de ce qui le tue.

Pour moi, le statut de ce livre à l’intérieur du roman reste un mystère. C’est un texte épique phare de littérature anglaise qui a eu un grand impact lors de sa traduction en Islande par un pasteur
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Propos recueillis par Bertrand Tappolet

Le radieux séjour du monde. Théâtre des Halles, 13, Route Ancien Sierre, Sierre. Jusqu’au 13 avril. www.theatreleshalles.ch et site de la Compagnie en déroute de Jean-Louis Johannides : www.enderoute.ch
Photos du spectacle : Christian Lutz.